Entretien - La musique classique est malade du marketing, déplore Paavo Järvi
Le Devoir
Christophe Huss
31/07/2014
Christophe Huss
31/07/2014
"J'observe
partout une forte pression pour marginaliser la musique classique. Je
n'entends parler que de box-office, de ce qui se vend et de ce qui ne
se vend pas. La tendance à pousser le classique dans la direction de
la pop est fondamentalement mauvaise et contre-productive. "
Paavo
Järvi, 51 ans, est l'un des dix chefs les plus éminents de notre
temps. Directeur musical de l'Orchestre de Paris, du meilleur
orchestre d'Asie, celui de la NHK à Tokyo, et directeur artistique,
depuis 10 ans, de la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême, il
dirigera cette fin de semaine au Festival de Lanaudière deux
concerts consacrés à Johannes Brahms.
" On
ne fait du bien à personne pour le futur de la musique en gardant
les yeux rivés sur l'historique des statistiques de vente et en
ressassant " Beethoven ça vend et Hindemith ça ne vend pas "
", s'insurge Paavo Järvi, interrogé par Le Devoir.
Créativité
et compétence
Pour Paavo
Järvi, il n'y a toutefois pas une fatalité à voir la musique
classique s'enliser définitivement en tournant sur un même
répertoire. " C'est quoi cette fatalité voulant que Glazounov
soit un compositeur de second ordre ? Glazounov dirigé avec de
l'imagination peut devenir un joyau. " Prenant exemple sur le
festival qu'il dirige en Estonie, et dont il arrive, Paavo Järvi
constate : " Nous jouons du répertoire méconnu et tout le
monde apprécie parce que c'est bien fait et que les concerts n'ont
pas été programmés en fonction de recherches marketing. " Il
voit dans l'originalité une clé pour réveiller le ronron des
concerts : " Les orchestres qui, à Londres, gagnent en audience
sont ceux qui font des programmations osées et puissantes. Par
exemple Vladimir Jurowski au Philharmonique de Londres. Il demande
aux gens de lui faire confiance, le public suit, les médias prêtent
davantage attention, et grâce à cette attention, in fine
l'orchestre collecte plus de dons. "
L'un
des principaux freins à tout cela est limpide aux yeux du chef : "
On ne s'interroge pas assez sur les vraies compétences des
administrateurs artistiques des orchestres ; ceux qui, dans les
bureaux, composent les saisons. La majorité des saisons sont
sinistres. " Pour le chef, l'important n'est pas ce qu'on fait,
mais comment on le fait. Le pire à ses yeux, c'est l'originalité de
façade : " Telle symphonie de Martinu n'a pas été jouée
depuis longtemps. Et là, on la fourgue à un pauvre chef invité qui
n'a aucune affinité avec ce compositeur et qui sait qu'il n'aura le
contrat que s'il dirige cette symphonie. Ça va être médiocre et,
après, les gens vont dire : " Vous voyez, Martinu ce n'est pas
si intéressant ". Il faut trouver qui fait bien quoi. Pour
cela, il faut connaître la musique et ne pas prendre, par exemple,
comme je l'ai déjà vu, le titre d'une œuvre pour le nom d'un
compositeur. C'est pour cela que les gens qui administrent les
orchestres ne doivent pas être que des statisticiens. "
Réception
Désormais,
le temps du ronronnement est passé et celui qui reste est compté,
parce que, pendant ce temps, le public se réduit. Paavo Järvi, qui
sillonne le monde et a oeuvré pendant dix ans (2001-2011) à la tête
de l'Orchestre de Cincinnati, nous en livre sa vision qu'il qualifie
lui-même de " candide ", mais qui n'en est pas moins
abrasive : " D'après mon expérience, le seul pays qui a un
vrai et profond respect de la musique classique est le Japon. On peut
placer derrière l'Allemagne, car la musique y est encore part de
l'histoire. Le public américain considère la musique comme un
divertissement d'après-souper et les vrais amateurs cultivés y sont
une espèce en voie de disparition. En Europe de l'Ouest, cela varie.
En France, il y a un public, mais je ne sens pas une identification
culturelle profonde avec la musique classique. Aller au concert est
surtout une sortie prestigieuse. Évidemment il y a toujours et
partout un noyau d'amateurs, mais je pense que leur nombre rétrécit.
"
L'Amérique
ne manque pas à Paavo Järvi. " J'ai eu une magnifique période
à Cincinnati. J'ai appris beaucoup en tant que directeur musical,
mais je ne suis pas nostalgique de la manière dont fonctionnent les
orchestres d'Amérique du Nord. Ma vie à Cincinnati était à 80 %
-- et je n'exagère pas ! -- extra-musicale : du marketing et de la
collecte de fonds... surtout de la collecte de fonds, car,
finalement, tout tourne autour des collectes de fonds. "
L'îlot
allemand
Comment un
chef peut-il améliorer les choses ? " La seule chose que je
peux faire m'est propre. C'est de créer un environnement dans lequel
je peux faire ce que je pense être bon. C'est pour cela que j'ai
réduit considérablement mes activités de chef invité et que j'ai
accepté plusieurs postes. La Deutsche Kammerphilharmonie [DKP] me
permet de travailler les oeuvres de la période classique et
préromantique ; à Paris, je dirige le répertoire français et du
XXe siècle, à Francfort, entre 2006 et 2014, j'ai fait tout Mahler
et Bruckner... Ma vie personnelle est variée et gratifiante, car je
suis en mesure de choisir mes projets. "
Dans cet
écosystème, la Deutsche Kammerphilharmonie, avec laquelle Paavo
Järvi se produira à Lanaudière, est un laboratoire idéal et
essentiel. " Tout ce que j'ai appris avec la DKP fait partie de
moi et peut être appliqué à d'autres orchestres. Il n'est pas
question de faire la même chose, mais j'ai dirigé la 7e symphonie
de Beethoven à Paris. Nous avons adopté la même disposition sur
scène, j'ai demandé des trompettes naturelles et des timbales
baroques. Ce n'était pas la même chose, mais le résultat était
excitant. "
Chez elle,
à Brême, dans le nord de l'Allemagne, la DKP est idolâtrée : "
Nous n'avons pas un " public " ; nous avons un fan-club et
des listes d'attente qui s'allongent pour les abonnements. C'est
amusant : ailleurs en Allemagne, ils ont entendu le buzz autour de
nous, mais ils se demandent, surtout à Munich, Berlin ou Francfort,
comment quelque chose qui se fait à Brême peut être vraiment bon !
On trouve en Allemagne des sceptiques et des convertis. D'un autre
côté, il y a un 3e public, absolument convaincu : les Japonais, et
de plus en plus d'autres pays d'Asie, ainsi que quelques foyers en
Amérique du Nord, dont Lanaudière. Ils ne nous invitent pas pour le
glamour, mais pour ce qui s'est passé dans les concerts précédents.
La variété de ce public nous défie et nous empêche de nous
reposer en nous disant " c'est gagné ! " "
Numéro
de document : news·20140731·LE·2014-07-31_414784
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