Paavo Järvi, au nom du père
Letemps.ch
Julien Sykes
01/08/2016
Fils du chef estonien Neeme Järvi, Paavo Järvi, 53 ans, est l’un des grands chefs du circuit international. Il évoque ses années de formation en Estonie puis aux Etats-Unis, auprès de plusieurs pédagogues. Rencontre
Tel père, tel fils. Paavo Järvi est chef d’orchestre, comme son père Neeme Järvi. L’œil bleu teinte nordique, le crâne rasé, il en impose. Mais il reste d’une courtoisie exemplaire. Il fallait le voir, ce week-end, répéter avec le Verbier Festival Orchestra entassé dans la salle de gymnastique d’une école: «C’est possible de mettre plus d’accents sur les levées?» Les gestes amples, précis, il sait faire confiance aux musiciens tout en sachant exactement ce qu’il veut.
Paavo Järvi, 53 ans, est né dans une famille de musiciens comparable à la dynastie Bach, au XVIIIe siècle. Lui et son frère Kristjan Järvi ont embrassé le même métier que leur père. Au sein de la dynastie Järvi, on dira que Paavo est le plus doué. Le chef a acquis une longue expérience au contact de divers orchestres. Avec la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême (qu’il dirige depuis vingt ans), il a enregistré une intégrale très remarquée des symphonies de Beethoven. Une interprétation tout à la fois moderne dans l’esprit et influencée par les instruments d’époque. Il y a un an, il quittait l’Orchestre de Paris pour prendre les rênes de l’Orchestre symphonique de la NHK de Tokyo.
Traverser le Rideau de fer
Né en 1962 à Tallinn, Paavo Järvi a pu voir son père à l’œuvre nuit et jour. «Il occupait tous les postes à Tallinn, à l’Opéra comme à l’orchestre symphonique. Mon père nous a toujours inclus dans ses activités. Nous pouvions assister aux répétitions, et c’était normal d’aller à tous ses concerts et aux soirées d’opéra.» Une immersion 24 heures sur 24. «Aux alentours de minuit, après les représentations d’opéra, il organisait encore des répétitions avec son orchestre de chambre!» Avec sa sœur flûtiste Maarika Järvi (établie aujourd’hui à Genève) et son petit frère, le noyau familial voue un culte à la musique. Paavo s’est mis d’ailleurs à la percussion. «Il n’y a pas de compétition entre mon frère et moi. Nous avons dix ans d’écart. J’en ai 53, lui 44, et il s’est spécialisé dans un répertoire très spécifique qui inclut aussi d’autres types de musiques.»
A l’époque sous domination soviétique, l’Estonie restait isolée du bloc occidental. Dans les années 1970, Neeme Järvi était l’un des rares chefs à pouvoir voyager à l’Ouest, avec des orchestres russes. Passionné par les questions d’interprétation, il ramenait des disques de ses tournées en Europe. «Je me souviens avoir écouté la Passion selon saint Matthieu de Bach et la Messe en si de Bach par Harnoncourt et le Concentus Musicus de Vienne, ou encore la Messe de Bernstein. Il y avait aussi un grand coffret des Symphonies de Mozart par Karl Böhm et l'intégrale des 104 Symphonies de Haydn par Antal Dorati, que nous étions parmi les premiers à posséder en Union soviétique.»
S’ensuit le départ aux Etats-Unis, en 1980. «A l’époque, l’URSS était une société très corrompue. Tout était affaire de relations, et mes parents ont tiré profit d’un problème de santé que j’avais pour appuyer notre départ.» Sitôt arrivé à New York, Paavo Järvi entre en classe préparatoire à la Juilliard School et part étudier la direction d’orchestre au Curtis Institute of Music de Philadelphie. Par chance, il assiste à un séminaire d’été, à Los Angeles, avec Leonard Bernstein – un souvenir qui l’a marqué à vie. «Il était si dynamique et si incroyablement charismatique. Sa santé n’était pas des meilleures, il fumait comme un pompier, mais sitôt qu’il commençait à diriger, il sautait, il était comme un adolescent.» Le jeune Estonien mesure alors le fossé qui le sépare encore d’un «grand».
Apprentissage à la dure
Son premier poste à la tête de l’Orchestre symphonique de Malmö, en Suède (1994-97), équivaut à un baptême du feu. «Rétrospectivement, j’ai commis beaucoup d’erreurs, aussi bien dans l’interaction avec les musiciens que dans le management. Quand vous avez à peine la trentaine et que vous avez en face de vous des musiciens chevronnés, certains de 60 ans, vous n’êtes encore qu’un gamin! Ces musiciens connaissent mieux chaque œuvre que vous!» Un apprentissage à la dure, donc, mais terriblement formateur.
Aujourd’hui, Paavo Järvi n’a plus grand-chose à prouver. Il domine un panel de styles très large. Il enregistre à tour de bras, et annonce une intégrale des symphonies de Sibelius à paraître chez Sony avec l’Orchestre de Paris (à laquelle s’ajoutera un CD Ravel). A son meilleur, il allie une grande précision rythmique à l’expressivité. «Comme pour tout, il faut trouver un juste milieu – je ne parle pas de compromis. Prenez Brahms: il n’a pas mis d’indication de tempo métronomique pour ses symphonies. C’est qu’il invite les musiciens à prendre certaines libertés et à exprimer un point de vue artistique, sachant très bien que celui-ci varie d’une personne à l’autre.» Une variété au service de la vérité.
https://www.letemps.ch/culture/2016/08/01/paavo-jarvi-nom-pere
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