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01/28/2024
Sébastien Gauthier
ConcertoNet
Anton Bruckner : Symphonie n° 3 en ré mineur, WAB 103 (version 1873)
ORF Radio-Symphonieorchester Wien, Markus Poschner (direction)
Enregistré au Radio Kulturhaus de Vienne (23‑24 janvier 2022) et au Konzerthaus de Vienne (25 janvier 2022) – 57’19
Capriccio C 8086 – Notice (en allemand et en anglais) de Paul Hawkshaw, Norbert Trawöger et Markus Poschner
Anton Bruckner : Symphonies n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1878‑1880, éd. Nowak) [*], et n° 5 en si bémol majeur, WAB 105 (version 1978, éd. Nowak) [**]
Münchner Philharmoniker, Rudolf Kempe (direction)
Enregistré à Munich (24-27 mai 1975 [**], 14‑15 décembre 1975 et 20‑21 janvier 1976 [*]) – 140’26
Album de deux disques Profil Hänssler PH 20038 – Notice (en allemand et en anglais) de Wolfgang Teubner
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1880, éd. Haas)
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Bernard Haitink (direction)
Enregistré en public à la Philharmonie im Gasteig, Munich (19‑20 janvier 2012) – 68’05
BRKlassik 900213 – Notice bilingue (allemand et anglais) de Christian Wildhagen
Must de ConcertoNet
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1878‑1880) [*] – Finale : « Volksfest » (1878) [**]
Bruckner Orchester Linz [*], ORF Radio-Symphonieorchester Wien [**], Markus Poschner (direction)
Enregistré au Musiktheater de Linz (16 et 19 février 2021) [*] et au Radio Kulturhaus de Vienne (29 novembre 2021) [**] – 83’16
Capriccio C 8083 – Notice (en allemand et en anglais) de Paul Hawkshaw, Norbert Trawöger et Markus Poschner
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1874, éd. Schaller)
Philharmonie Festiva, Gerd Schaller (direction)
Enregistré en public en l’abbaye cistercienne d’Ebrach (25 juillet 2021) – 73’24
Profil Hänssler PH 22010 – Notice (en anglais et en allemand) de Gerd Schaller
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1888, éd. Benjamin Korstvedt 2004)
Altomonte Orchester St. Florian, Rémy Ballot (direction)
Enregistré en public en la Stiftsbasilika de Saint-Florian (21 août 2021) – 79’27
Gramola 99261 – Notice (en allemand, anglais et français) de Klaus Laczika, Rémy Ballot et Benjamin M. Korstvedt
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1874, éd. Nowak)
Gürzenich-Orchester Köln, François-Xavier Roth (direction)
Enregistré en public à la Philharmonie de Cologne (19 et 21 septembre 2021) – 69’38
Myrios Classics, MYR032 – Notice (en allemand, anglais et français) de Harald Hodeige
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantische », WAB 104 (version 1876, éd. Benjamin Korstvedt 2004)
ORF Radio-Symphonieorchester Wien, Markus Poschner (direction)
Enregistré au Radio Kulturhaus de Vienne (25 et 27 novembre 2021) – 65’53
Notice (en allemand et en anglais) de Paul Hawkshaw, Norbert Trawöger et Markus Poschner
Capriccio C 8084
Anton Bruckner : Symphonie n° 7 en mi majeur, WAB 107 (version 1885, ed. Nowak)
Tonhalle-Orchester Zürich, Paavo Järvi (direction)
Enregistré à la Tonhalle de Zurich (janvier 2022) – 64’54
Alpha 932 (distribué par Outhere) – Notice (en allemand, anglais et français) de Franziska Gallusser
Anton Bruckner : Symphonie n° 8 en ut mineur, WAB 108 (version 1887)
Bruckner Orchester Linz, Markus Poschner (direction)
Enregistré au Musiktheater de Linz (4‑6 juillet 2022) – 82’06
Capriccio C 8087 – Notice (en allemand et en anglais) de Paul Hawkshaw, Norbert Trawöger et Markus Poschner
Anton Bruckner : Symphonie n° 8 en ut mineur, WAB 108 (version 1890, éd. Nowak)
Tonhalle-Orchester Zürich, Paavo Järvi (direction)
Enregistré à la Tonhalle de Zurich (septembre 2022) – 81’36
Alpha 987 (distribué par Outhere) – Notice (en allemand, anglais et français) de Franziska Gallusser
Anton Bruckner : Symphonie n° 9 en ré mineur, WAB 109 (éd. Nowak)
Wiener Philharmoniker, Christian Thielemann (direction)
Enregistré en public au Grosses Festspielhaus de Salzbourg (28‑30 juillet 2022) – 57’35
Sony Classical 196589130112 – Notice (en anglais et en allemand) de Wolfgang Stähr
Sélectionné par la rédaction
La véritable ferveur pour les symphonies d’Anton Bruckner ne se dément pas lorsqu’on voit la profusion des parutions discographiques ces derniers mois, cet engouement étant réactivé par la célébration, en 2024, du bicentenaire de la naissance du grand compositeur autrichien. Nul doute que les gravures devraient se multiplier dans l’année qui vient à peine de débuter ; regardons dès à présent ce premier florilège.
Et commençons donc par la Troisième dirigée par Markus Poschner, dans l’édition originelle de 1873 qui a été récemment défendue au disque par Thomas Dausgaard et en concert par Herbert Blomstedt, édition qui est de loin la moins prisée au profit plus généralement de celle établie par Leopold Nowak sur la base du manuscrit de 1889. Le chef allemand, qui prendra les rênes de l’Orchestre symphonique de Bâle à compter de la saison 2025‑2026, nous donne une version très convaincante de cette symphonie même si le premier mouvement désarçonne quelque peu compte tenu de la vivacité générale du tempo. L’Orchestre symphonique de la Radio de Vienne, moins connu que d’autres phalanges de la capitale autrichienne, brille tout de même grâce à des cordes splendides (quelle cohésion !) et des cuivres rougeoyants : le passage à partir de 9’18 est magnifique, Poschner poussant son orchestre dans ses plus extrêmes limites, servi par ailleurs par une prise de son exemplaire. La capacité du chef à mener jusqu’à leur terme les longues phrases brucknériennes joue à plein dans le deuxième mouvement, Adagio, bewegt quasi andante, notamment à partir de 11’52, mais les exemples pourraient être multipliés. On regrettera tout de même un troisième mouvement à notre goût trop précipité (à peine six minutes), en dépit d’un Trio central bucolique à souhait. Même précipitation regrettable dans le dernier mouvement mais, avouons‑le, c’est également ce mouvement qui nous semble le plus « faible » dans cette symphonie, lequel peut facilement ennuyer ici ou là. L’orchestre, au hautbois viennois si reconnaissable, n’en reste pas moins pleinement impliqué et conclut avec tous les honneurs cette version originelle tout à fait recommandable.
Parmi les symphonies de Bruckner, la Quatrième, dite « Romantique », est sans nul doute la plus populaire, avec la Septième. Ce n’est donc pas un hasard si nous bénéficions de plusieurs versions récentes qui ont l’intérêt de confronter les diverses versions de l’œuvre.
On connaît Rudolf Kempe (1910‑1976) le straussien ; on connaît moins le brucknérien… Une Huitième avec l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich nous est certes parvenue, le site exhaustif abruckner.com recensant également des Deuxième et Septième mais dont la diffusion confidentielle n’a donc guère laissé de trace dans l’héritage discographique de ce chef de grande tradition, qui a porté le Philharmonique de Munich à des sommets depuis qu’il en avait pris la direction musicale en 1967. Les deux enregistrements ici présents ne constituent donc pas de réelles surprises puisque réédités à plusieurs reprises, la Quatrième étant un témoignage particulièrement émouvant puisqu’enregistrée quelques semaines à peine avant la disparition de Kempe, le 12 mai 1976.
Cette Romantique est très belle, évidemment pourrait‑on ajouter... Le premier mouvement est conduit de façon implacable (notez la progression à partir de 8’20, sans lourdeur aucune) avec une emphase majestueuse (le choral de cuivres à 10’24 !). Pour autant, on regrette que ce sens évident de l’architecture soit parfois un peu sec (notamment lorsqu’intervient la petite harmonie). Sécheresse que l’on retrouve, et c’est bien plus dommage, dans l’Andante, quasi allegretto, en dépit de cordes magnifiques ; pour autant, et c’est la magie de certains disques, plus le mouvement avance, plus on est convaincu, les dernières minutes vous prenant à la gorge à la limite de la suffocation. Moins convaincant, le Scherzo (avec un Trio des plus banals) est conduit sans concession, de façon très raide. Idem pour le mouvement conclusif mais peut‑être est‑ce en partie dû au lieu d’enregistrement à l’acoustique particulièrement sèche, sans aucune once de réverbération ; dirigé de façon altière, bénéficiant de quelques éclairages étonnants (la clarinette à 16’13), il s’avère certes rigide mais donne tout de même à entendre un orchestre de très haut niveau, à l’évidence galvanisé par son chef.
La Cinquième est à notre sens peut-être la symphonie de Bruckner la plus complexe à comprendre, non pas tant en raison de sa durée que de sa construction, notamment dans les mouvements pairs. Le premier mouvement est parfait : l’introduction est prise très lentement mais la suite est abordée là encore sans concession, avec une vision des plus volontaires, les instrumentistes se donnant à fond (les cors bien entendu mais quelle flûte également !). Le soin apporté aux transitions, les contrastes entre notes liées et pizzicati, les interventions solistes des vents (cuivres ou bois) en font une totale réussite. Si le hautbois entre avec une légère brutalité dans cet Adagio. Sehr langsam, le dialogue qui se noue ensuite avec le basson et l’entrée des cordes avec archet nous séduisent assez rapidement ; Rudolf Kempe se sort des chausse‑trappes de la partition en bénéficiant de sonorités généreuses (la clarinette, les cordes), sachant parfaitement où il souhaite conduire ses comparses, la ligne droite ne l’empêchant pas d’exploiter les tréfonds de la partition pour quelque ralenti ou quelque effet de nuances. S’il nous manque ce supplément d’âme queClaudio Abbado par exemple savait y instiller, cette interprétation ne nous en émeut pas moins profondément. Le Scherzo est interprété de façon volontaire certes mais sans le déferlement de puissance que l’on peut entendre parfois ; Rudolf Kempe n’a donc aucun effort à faire pour maîtriser la machine munichoise qui déroule sa partition sans coup férir. Le Finale conclut le disque avec maestria, Kempe enchaînant les divers épisodes de la partition avec un naturel qui nous fait oublier les ruptures qui peuvent y exister ; fin sensationnelle qui, pour ce qui nous concerne, nous fait redécouvrir cette version de la Cinquième avec un véritable bonheur.
Bernard Haitink et Anton Bruckner : une vieille complicité qui aura duré tout au long de la carrière de l’immense chef néerlandais, Bruckner l’ayant particulièrement accompagné lors de ses dernières années de direction. L’édition de ce concert donné à Munich à la tête de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise en janvier 2012 ne nous apprend pas grand‑chose sur les affinités entre le chef et cette Quatrième Symphonie, qu’il a gravée à de multiples reprises, souvent dans la même version que celle figurant dans le présent disque (version de 1880 dans l’édition Haas de 1936). Les tempi sont quasi identiques à ceux des autres versions laissées au disque par Haitink et, en fin de compte, on ne se pose guère de question en l’écoutant : tout bonnement parce que tout coule de source, tout est fait avec un naturel évident, tout est à sa place. Faudrait‑il pour autant en déduire que cette magnifique interprétation (on ne reviendra pas ici sur les mérites de l’orchestre, un des meilleurs du monde) est d’une grande neutralité, voire banalité ? Evidemment non ! Le premier mouvement, Bewegt. Nicht zu schnell, frappe par la beauté et la sérénité de son architecture, Haitink alliant puissance orchestrale et force tranquille, la coda arrivant là tout simplement parce que tout ce que nous avons entendu auparavant ne pouvait que la faire ainsi aboutir (la progression à partir de 7’30). Quelle maîtrise, si évidente ! Le deuxième mouvement est tout aussi somptueux, les cordes de l’orchestre imposant là encore une atmosphère si tranquille et si pleine que cuivres et vents ne peuvent intervenir qu’à bon escient, le chef imposant par ailleurs une gamme de nuances des plus subtiles. Le Scherzo, pris à une allure raisonnable, met bien entendu les cuivres de l’orchestre en valeur, les détachés étant d’un instrumentiste à l’autre d’une précision et d’une synchronisation parfaites. Mais c’est peut-être le dernier mouvement qui nous impressionne le plus. Haitink l’aborde en ayant d’emblée en vue la coda conclusive et ce ne sont pas les passages plus primesautiers qui l’en détournent, au point que le mouvement dans son ensemble se trouve nimbé d’une certaine gravité qui se voit couronnée dans les dernières minutes. Parfois, on se demande pourquoi un éditeur souhaite publier un concert, qui plus est lorsqu’il est vieux de plus de dix ans comme en l’espèce. Ici, on ne se pose pas de question : peut-être la plus belle Romantique par Haitink que nous ayons à ce jour !
Dans la version 1878‑1880, Markus Poschner ne peut guère rivaliser avec les versions plus emblématiques de cette œuvre mais il n’en livre pas moins une interprétation du plus haut niveau. L’orchestre Bruckner de Linz est toujours excellent même si l’on aurait pu souhaiter, essentiellement dans le premier mouvement, cor solo plus altier. Le chef n’en dirige pas moins avec conviction ce mouvement (Bewegt. Nicht zu schnell), en privilégiant une vision allante qui tourne le dos à la pompe parfois intimidante de cette page si grandiose. A dire vrai, cette approche nous semble mieux fonctionner dans le dernier mouvement, où les cordes sont jubilatoires, les cuivres étant souvent relégués au second plan au point qu’on pourrait parfois les croire timides. Dans le Finale, il nous semble que, peut‑être pour se démarquer de ses devanciers et essayer d’apporter sa touche personnelle à cette symphonie, Poschner a trop tendance à mettre le projecteur sur tel phrasé ou à trop varier les nuances, ce qui nuit quelque peu à la cohérence globale du mouvement. Bénéficiant de cordes extrêmement soyeuses, le deuxième mouvement est conduit avec une grande maîtrise qui n’édulcore en rien la finesse de la partition ; quant au fameux Scherzo, on pourrait de nouveau souhaiter cuivres plus brillants mais Poschner s’en empare avec une joie évidente, cravachant son orchestre pour un résultat des plus satisfaisants. En complément de cette version « habituelle » pourrait‑on dire, Poschner et les siens nous donnent à entendre le dernier mouvement de la symphonie, « Fête populaire » (Volksfest) dans sa version de 1878 (ici dans l’édition Korstvedt), avant que Bruckner ne lui substitue la version de 1880. On y retrouve en partie seulement les passages et même les sonorités de la version à laquelle nous sommes habitués mais certaines mesures laissent place à des plans plus travaillés sur les violoncelles ou sur le dialogue avec la petite harmonie, les passages le mieux « conservés » au fil du travail du compositeur étant certainement ceux de la coda. Bref, une curiosité...
Auteur avec son orchestre Philharmonie Festiva de plusieurs belles réalisations brucknériennes (voir notamment ici, ici, ici ou ici), Gerd Schaller s’attaque maintenant à la Quatrième. Ce n’est pas la première fois mais il avait alors choisi l’édition Nowak ; ici, il choisit la version de 1874 qui plus est... dans sa propre édition ! Comme l’indique à juste titre la notice d’accompagnement de Schaller (non traduite en français), cette version originelle (la symphonie fut achevée le 22 novembre 1874) met en évidence toute la modernité de l’œuvre, celle‑ci s’avérant assez expérimentale, là où la version plus connue de 1878/1880 apparaît au contraire comme le symbole même de la symphonie « parfaite » par ses proportions et son agencement interne. En l’espèce, les cordes sont magnifiques grâce notamment à des basses bien présentes mais sans lourdeur aucune ; la petite harmonie est étincelante et les cuivres (cor solo en tête) ne manquent pas à l’appel, les dernières minutes du mouvement nous emmenant sur des sommets sans jamais nous lâcher. Dans l’Andante quasi allegretto, l’auditeur découvrira nombre de traits originaux (l’intervention du cor solo, des tutti ou pizzicati de cordes...) dont il n’a pas connaissance s’il est habitué à écouter la classique version révisée en 1880 ; pour autant, on retrouve ses petits et Gerd Schaller dirige ce mouvement avec conviction, même si ce dernier trahit certaines longueurs (d’ailleurs, cette version atteint presqu’une heure et quart quand la version habituelle dépasse tout juste l’heure). Il est surtout intéressant de constater que cette version s’avère beaucoup plus légère et indolente que celle de 1880, plus sombre et surtout plus altière dans son cheminement. Le mouvement le plus célèbre de la symphonie, le Scherzo, totalement remanié en 1878, est celui qui décontenance le plus ; les sonneries du cor solo sont bien faites mais, et là la responsabilité en incombe au compositeur lui‑même, on a du mal à suivre Bruckner dans cette page si convaincante en 1878 mais quelque peu décousue quatre ans plus tôt en raison des sonneries récurrentes du cor qui séquencent assez artificiellement le mouvement. La Philharmonie Festiva l’interprète avec allant, y compris dans un Trio finalement assez poétique, la direction de Schaller donnant tout son lustre à la partition. Quant à l’Allegro moderato conclusif, il le conduit de façon très fluide, presqu’enlevée, les fondements de la version 1878/1880 étant bien indentifiables même si certains passages se voient quelque peu noyés sous une décharge soudaine de cordes, excellentes au demeurant.
Autre version de la Romantique signée Markus Poschnermais notée 1876. 1876 ? Oui, vous avez bien lu ! En vérité, loin d’être une véritable nouvelle version, il ne s’agit rien moins que de la version de 1874 avec quelques remaniements datant de 1876 mais ceux‑ci sont tellement infimes que ni Paul‑Gilbert Langevin (Bruckner, L’Age d’homme, pp. 139 sq.), ni Max Auer (Anton Bruckner, Sein Leben und Werk, Musikwissenschaftlicher Verlag, 1934, pp. 189 sq.) n’en pipent mot ! De fait, l’auditeur aura bien souvent l’impression d’une redite avec la version de 1874 que Poschner, dans le cadre de son intégrale, ne manquera pas d’enregistrer prochainement... Le premier mouvement est bien fait mais trahit plusieurs imprécisions (décalage des premiers violons, attaques retardées des cors...), ajoutant à l’impression de désordre de cette mouture qui, pour reprendre Langevin, nous rapproche bien davantage de la Troisième Symphonie que de la Quatrième dans sa forme définitive de 1878/1880. L’orchestre s’avère néanmoins prenant en plus d’une occasion, notamment sur le fond où la cavalcade des trompettes remplace la coda conduite par les cors dans la version de 1878. Les violoncelles s’imposent d’emblée dans l’Andante, quasi allegretto qui, ici, rappelle le deuxième mouvement de l’Héroïque de Beethoven, même si l’on retrouve pour une bonne part le matériau que Bruckner conserva dans sa version ultérieure de l’œuvre. En dépit de multiples changements et digressions dans le discours, ce mouvement nous emporte ici : puissant, très bien conduit, bénéficiant de magnifiques sonorités et parfois de singuliers détails (ici une phrase de la flûte, là des pizzicati...), on ne peut qu’être séduit. Le Scherzo, dont on sait qu’il a été totalement changé par Bruckner dans sa version de 1878, est moins convaincant dans sa facture originelle ; parfois un peu brusque dans ses effets (à 1’52 par exemple), Poschner n’en emporte pas moins l’auditeur grâce à un orchestre aux cuivres rutilants. Si la coda concluant le dernier mouvement ne possède en rien la grandeur hiératique de la version de 1878, elle ne disqualifie pas pour autant (en dépit d’une trompette solo un peu criarde dans les toutes dernières mesures) cette « version 1876» qui ravira tout amateur de l’exhaustivité brucknérienne.
Après une récente Deuxième Symphonie décevante, Rémy Ballot n’en poursuit pas moins son périple brucknérien avec la Quatrième, dans l’édition établie par le musicologue américain Benjamin Korstvedt sur la base de la version de 1888. Rémy Ballot fait de nouveau montre de ses travers, que nous avons déjà soulignés lors de précédentes gravures : une tendance à être très emphatique dans le premier mouvement (notamment à partir de 4’28), des passages assez lourds (l’attaque quasi grotesque des cordes après le tutti de cuivres à 6’14), une tentation à forcer le trait (à 17’48 !)... C’est dommage car l’orchestre est très bon grâce notamment à des cuivres de première qualité, la coda ne manquant pas de souffle à ce titre même si l’on sent un orchestre un peu à la peine, peut‑être en raison d’une certaine fatigue. L’Andante, quasi allegrettoest bien réalisé (superbe pupitre de violoncelles) et l’intérêt demeure tout au long de l’écoute en dépit d’un tempo très retenu et de quelques passages poussifs ou raides. Le Scherzo est sans doute le mouvement le moins réussi, sa facture étant très différente de l’édition Haas de 1880 à laquelle on est plus habitué ; tout cela est très poussif et souvent lourd, le passage à partir de 2’30 s’avérant à ce titre des plus rédhibitoires. Le dernier mouvement est beaucoup plus réussi ; l’orchestre semble recouvrer une certaine énergie, les cors sont de toute beauté mais on regrettera tout de même que Rémy Ballot privilégie l’effet masse sur les détails de la partition, peut‑être guère aidé par ailleurs par la réverbération de la basilique de Saint‑Florian. L’accueil poli du public, en dépit de quelques bravo lancés ici ou là, témoigne soit du fait qu’il aura été quelque peu décontenancé par cette nouvelle édition, soit que le concert lui aura paru bien long (près d’une heure vingt) ; une réussite en demi‑teinte donc qui, à notre sens, n’a pour seul véritable intérêt que de nous présenter la Romantique sous une nouvelle édition – (comme s’il n’y en avait pas assez, pourrait-on ajouter...
Pour sa part, le chef français François-Xavier Roth opte pour la version originelle de 1874, défendue au disque notamment par Simone Young (chez Oehms Classics) et Eliahu Inbal (chez Teldec) et, comme on vient de le voir, par Gerd Schaller. Si l’on a à l’oreille la Romantique dans l’édition 1878‑1880, on aura droit ici à des changements nombreux, et d’envergure : certes, le fameux appel de cor du premier mouvement demeure mais les changements sont d’importance à partir notamment de 3’25 (quel passage étonnant que celui inauguré par les clarinettes à 5’13 avant cet impressionnant tutti de cuivres !). Quant au célèbre Scherzo, on n’y retrouvera nullement les interventions des cors dans cette scène de chasse maintes fois entendue, le mouvement souffrant à notre sens de ruptures intempestives qui conduisent à avoir une appréhension assez grossière de cette partition, laquelle ne bénéficie nullement du souffle de l’édition de 1878. Une fois exprimé notre parti pris quant au choix de l’édition, écoutons tout de même ce que Roth a à nous dire, à la tête de son Orchestre du Gürzenich, enregistré ici en concert. Les pupitres sont là aussi du plus haut niveau ; le chef a un geste sûr (conduite des phrases sur toute leur longueur, arrêts nets, chorals pleins et jamais criards) et l’orchestre le suit sans anicroche. Peut-être en raison de ses affinités avec la musique française, Roth nous livre un premier mouvement assez léger, la symphonie apparaissant ici moins romantique que véritablement conquérante, la partition s’avérant en effet plus agitée qu’à l’accoutumée ; plus en phase avec l’œuvre nous semble‑t‑il, Gerd Schaller nous convainc davantage dans ce mouvement. La déception vient ici surtout de l’Andante, quasi allegretto qui suscite un profond ennui, le chef nous semblant tout d’un coup ne plus avoir grand‑chose à dire (contrairement à Inbal par exemple, qui maintenait une tension toujours sous‑jacente). Roth conduit certes avec une certaine conviction ce troisième mouvement décousu auquel nous avons fait référence, avant de retrouver une réelle maîtrise dans le Finale ; trop juste à notre sens pour que cela rattrape un ensemble bien fait mais sans convaincre.
On l’oublie assez souvent mais Paavo Järvi a laissé une intégrale des symphonies de Bruckner à la tête de l’Orchestre de la Radio de Francfort (RCA). Durant son mandat à la tête de l’Orchestre de Paris, on ne l’a guère entendu diriger ces symphonies, hormis une Cinquième qui ne nous a personnellement guère laissé de souvenir. Le voici qui se lance visiblement dans un nouveau cycle à la tête de son Orchestre de la Tonhalle de Zurich, avec ici la plus célèbre des symphonies de Bruckner, à savoir la Septième. L’orchestre est excellent – évidemment pourrait‑on ajouter. Le premier mouvement frappe à la fois par sa finesse et sa légèreté (un leitmotiv tout au long de cet enregistrement) ; adoptant un tempo très retenu, Järvi dirige avec une maîtrise évidente, jouant sur la finesse des bois (à partir de 10’32) et sur une palette de nuances assez époustouflante (quels pianissimi vers 19’10 !). Avec une telle entrée en matière, l’Adagio déçoit. Si l’approche de Järvi peut séduire par son caractère léger, voire primesautier (notamment à partir de 2’40), on constate tout au long du mouvement une certaine raideur et une lecture qui ne nous emmène pas dans les sommets que l’on peut connaître sous d’autres baguettes. On n’en soulignera pas moins certains passages extrêmement bien faits comme cette montée progressive à partir de 14’47 jusqu’au coup de cymbales et au triangle attendus. Le Scherzo est en revanche une franche réussite : dirigé à une allure assez vive mais sans excès (la partition indiquant pourtant « Sehr schnell »), l’orchestre nous entraîne dans un mouvement irrésistible (au sens premier du mot) mais sans lourdeur, qui avance constamment, le Trio central étant également bien fait, celui‑ci sachant savamment jouer sur les contrastes avec le Scherzo qui l’encadre. Le dernier mouvement est là encore très bien rendu (quel orchestre !), sans emphase, sans lourdeur là non plus, mais on peut regretter une vision qui ne va pas au-delà de la partition et qui ne nous ouvre guère de perspectives comme ont su le faire Wand, Giulini, Karajan ou quelques autres.
Markus Poschner nous avait déjà délivré une très belle version de la Huitième, dans l’édition Nowak de 1890 ; le voici qui nous revient mais cette fois‑ci avec l’édition originale datant de 1887 qui, à bien des égards, nous semble moins aboutie que la précédente, encore plus si on la compare à la version Haas de 1890 également. Pour qui a cette dernière version en tête (et nous en sommes), le début du premier mouvement étonne : pas de clarinette à 0’09, un tutti de cuivres abrupt à 0’55, pas de timbales non plus, des envolées de cordes qui diffèrent totalement de la version Haas à partir de 4’23, de très gros changements notamment de 12’50 à la fin du mouvement... Bref, n’en jetez plus et oubliez donc, cher auditeur, tout ce à quoi vous pouvez être habitué ! Si l’on joue donc pleinement la carte de cette version, avouons que le résultat est plastiquement convaincant. L’orchestre est de nouveau très bon, ainsi que nous l’avions déjà souligné dans de précédents comptes rendus, notamment la petite harmonie. Le Scherzo est également bien conduit en dépit d’une structure assez maladroite, Bruckner ayant eu raison de revoir sa partition tant la présente version nous semble assez brute de décoffrage avec des cuivres à foison jusqu’au Trio, sans les pauses et les subtilités que l’on peut entendre dans l’édition Haas. Les vents, fortement sollicités, brillent d’ailleurs tout spécialement dans ce Triooù l’on remarquera d’excellents hautbois, clarinette, flûte et cor. Dans le redoutable Adagio (Bruckner a‑t‑il jamais rien composé de plus beau ?), on retrouve ses petits ; s’il existe toujours de grosses différences dans les éditions (à partir de 11’30 ou de 19’32 par exemple), on retrouve là l’essentiel du matériau des éditions plus communément adoptées. Poschner dirige le mouvement avec une poigne indéniable, les pupitres de cordes pouvant donner là le meilleur d’eux‑mêmes, le mouvement ne souffrant d’aucune baisse de tension alors que la conduite de cette immense arche en a fait chuter plus d’un. Le dernier mouvement est assez bien fait, bénéficiant de nouveau d’un excellent orchestre ; on regrettera tout de même la précipitation du chef de temps à autre qui conduit à nous livrer un Finale manquant trop souvent de cette respiration qui, à notre sens, fait partie intégrante des symphonies de Bruckner.
Dans la monumentale Huitième (édition Nowak de 1890), Paavo Järvi déploie de nouveau un magnifique orchestre que l’on connaissait déjà dans cette œuvre au disque, ne serait-ce que sous la baguette hautement inspirée de Böhm, en concert qui plus est (Testament). On se régale en écoutant la finesse des bois dans le premier mouvement (les contrechants du basson !), celle des cordes dans le Trio au sein du deuxième ou ces cuivres imposants dans le dernier ... Pour autant, comme pour la Septième, on reste sur sa faim puisque le chef estonien nous semble en rester à la seule surface de l’œuvre sans distiller de vision d’ensemble, encore moins délivrer de message alors que c’est peut‑être, en tout cas à notre sens, la symphonie de Bruckner qui invite le plus à la réflexion et à la méditation. Dans le premier mouvement, Järvi use d’un rubato assez important qui amoindrit considérablement le côté implacable de la progression ; à ce titre, les sonneries des trompettes juste avant les murmures conclusifs de l’orchestre manquent ici totalement leur but. On ne frémit nullement comme lorsqu’on écoute Karajan avec Vienne (Deutsche Grammophon), Haitink avec Dresde (Profil Hänssler) ou Giulini avec Berlin (Testament). Dans le Scherzo, l’impression est assez ambivalente. On est indéniablement pris mais tout cela est interprété très rapidement (13’33 pourtant...) et laisse en fin de compte une impression globale de désordre et d’empressement un peu vain. Le Trio est néanmoins superbe : pris à une bonne allure pour le coup, il séduit immédiatement par la finesse des cordes et le sens du détail (les notes liées ou détachées...). L’Adagio permet à l’orchestre de briller de nouveau (les cors à partir de 10’25 notamment) mais cette page passe presque sans accroc, au sens où elle ne nous émeut pas mais ne nous énerve pas non plus ; distiller de l’eau tiède dans cette partie de la symphonie est peut‑être le plus grand reproche que l’on puisse faire à un chef mais telle est bien l’impression qui en ressort. Le dernier mouvement, même s’il n’a pas le côté implacable de certaines interprétations concurrentes, est brillant et couronne un disque finalement moyen qui, en dépit d’indéniables qualités, n’ébranlera guère les références existantes.
Enfin, dans l’ultime opus symphonique de Bruckner, voici venu le tour de Christian Thielemann à la tête du Philharmonique de Vienne, orchestre avec lequel il vient d’enregistrer le cycle complet des symphonies pour Sony. Autant dire que sur le papier en tout cas, nous avons là l’équipe la plus authentiquement solide dans ce répertoire. Et le fait est que l’interprétation ici donnée, qui plus est en concert (dans la grande salle du Festspielhaus de Salzbourg), est magnifique. Dans le premier mouvement, Feierlich misterioso, et malgré quelques lourdeurs (le passage à 2’05), on admire tour à tour les cuivres puissants, l’assise des basses, les cordes qui vrombissent comme jamais, l’orchestre ressemblant en plus d’une occasion à un rouleau compresseur que rien ne peut stopper comme lors de cette irrésistible montée à partir de 12’40. Le Scherzo est le mouvement le plus réussi grâce à un martellement de timbales hypnotisant, l’ensemble de l’orchestre étant conduit d’une main de fer par un Thielemann à l’évidence au sommet de ses moyens. On est donc d’autant plus déçu par le troisième mouvement (contrairement à quelques chefs, et nous l’approuvons à titre personnel, le grand chef berlinois n’a jamais voulu diriger le quatrième mouvement reconstitué), qui, s’il séduit évidemment par le jeu de l’orchestre (Vienne dans ce répertoire...), manque à notre sens de profondeur et de cet « au‑delà » que Karajan, Giulini ou, dans une autre optique, Bernstein (avec Vienne également) savaient conférer à cette page si émouvante. Si l’élévation spirituelle cède donc le pas à une plastique irréprochable (quel sens des détails avec ce pupitre de cors à 2’52 ou l’intervention pour une fois parfaitement audible de la clarinette à 4’16), Christian Thielemann n’en signe pas moins là une version de tout premier ordre.
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