À la Philharmonie de Paris, les enchantements de Paavo Järvi
Diapason
Par Rémy Louis - Publié le 21 mars 2025 à 14:08
© © Alberto Venzago
L’ancien patron de l’Orchestre de Paris nous revient à la tête de l’Orchestre
de la Tonhalle de Zurich, dont il est Music Director depuis 2019.
Réunissant Ligeti, Schumann et une œuvre de John Adams donnée en
création française avec le pianiste Víkingur Ólafsson, le concert de Paris
n’a pas dérogé à cette approche faite de liberté et de curiosité.
Ouverture en fanfare avec le bref Concert românesc de György Ligeti,
composition de jeunesse écrite en 1951 mais créée officiellement vingt ans plus
tard et révisée dans les années 1990. La partition est imprégnée du travail
effectué par Ligeti sur l’œuvre de Béla Bartók, mais aussi de sa connaissance des
archives sonores de l’Institut folklorique de Budapest. Avec son habileté
coutumière, le compositeur semble s’amuser à défaire dans les mouvements
rapides l’atmosphère initialement établie par les sections lentes, générant de
savoureux contrastes. Les mouvements II et IV (Allegro vivace, Presto poco
sostenuto) sont ainsi des hommages endiablés à la culture roumaine, que Paavo
Järvi et ses musiciens traitent avec une vivacité, une vista même,
enthousiasmantes. On n’imaginait pas la Tonhalle s’encanailler avec une telle
aisance. Générosité, sonorité très construite, élans rythmiques virtuoses,
couleurs vives et pleines de caractère : le fort parfum populaire d’Europe
centrale rend l’interprétation irrésistible.
Trouble
John Adams fait lui aussi partie de la famille des compositeurs virtuoses, mais
son esthétique, son imaginaire sonore, sont bien éloignées de Ligeti ! Le
Britannique est passé maître dans l’art de troubler l’auditeur à force de
micro-évènements, de focus instrumentaux sans cesse renouvelés, de sonorités à
la fois douces et irradiantes, la pulsation ne s’interrompant jamais. Que cette
écriture si séductrice est singulière ! After the Fall (2024), présenté en création
française, est le troisième concerto pour piano du compositeur, clairement pensé
pour Víkingur Ólafsson qui avait impressionné Adams lorsqu’ils ont joué
ensemble Must the Devil Have All The Good Tunes? « Dans la partie d’After the
Fall où l’œuvre atteint son paroxysme » précisent les notes fournies par l’éditeur
Boosey & Hawkes, « Adams met en scène l’infiltration du Prélude en ut mineur
du premier Livre du Clavier bien tempéré de Bach ». Amalgamé, assimilé à
l’univers propre d’Adams, l’effet surprend. « J’imagine qu’il fallait bien que
quelque chose de Bach fuite dans ma pièce », observe le compositeur non sans
humour, par référence aux croisades bachiennes du pianiste.
Avouons cependant rester souvent à la porte du jeu très maîtrisé d’Ólafsson,
tracé façon laser, mais auquel manque une authentique variété sensible (dans les
attaques, le toucher, les nuances). Sentiment que les deux sections tirées des
Variations Goldberg données en bis ne contrediront pas vraiment. On n’admire
pas moins l’œuvre, l’harmonie ensorcelante des sonorités, le dialogue fluide et
équilibré unissant soliste, chef et musiciens – c’est chez ces derniers que la
magie sonore de la partition opère d’abord.
Approche fouillée
L’exécution magistrale, ensuite, de la Symphonie n° 3 « Rhénane » de Robert
Schumann enchante à différents niveaux. Sa splendeur sonore, sa plénitude, la
discipline somptueuse des pupitres sont les apparences qui s’imposent. Mais elle
fascine aussi pour sa pure dimension esthétique. Car Paavo Järvi a opéré depuis
des années une relecture salutaire de cet univers difficile et complexe :
Schumann n’est pas Brahms, moins encore Wagner, contrairement à ce que tant
d’interprétations antérieures ont parfois tendu à nous faire accroire. Elévation
du tempo, clarification des textures, netteté de l’articulation, présence et finesse
du moindre détail, vivacité des élans et des contrastes, dans une œuvre d’une
flexuosité quasi incessante : privilégiant une narration volontaire, Paavo Järvi
transcrit sans hiatus son approche fouillée et réfléchie en y infusant les couleurs
foncièrement germaniques de la Tonhalle, donnant ainsi à sa lecture une
authenticité romantique. Dans le sublime Feierlich, la gangue somptueuse de
jadis laisse la place à un sentiment tragique intense, phrasé tenu et solennité
sans lourdeur. Saluons encore une fois la Tonhalle de Zürich : on connaît depuis
longtemps sa densité et sa puissance sonores. Mais on ne croit pas se souvenir
l’avoir jamais entendue aussi souple et flexible qu’elle l’était ce soir sous la
baguette de son Music Director.
Ligeti, Adams et Schumann par Víkingur Ólafsson (piano),
l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich et Paavo Järvi, Grande salle
Pierre Boulez, Philharmonie de Paris, le 18 mars.
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