L’énergie éolienne selon Erkki-Sven Tüür

Crescendo Magazine

07.08.2020

Olivier Vrins


Erkki-Sven TÜÜR (né en 1959): Symphonie n° 9 Mythos - Incantation of Tempest - Sow the Wind…Estonian Festival Orchestra, dir. Paavo Järvi. 2020-CD-60'06"-Textes de présentation en français, anglais et allemand-Alpha 595

Erkki-Sven Tüür compte parmi les compositeurs contemporains les plus en vue d’Estonie, aux côtés de Jaan Rääts et de Lepo Sumera, auprès desquels il étudia la composition, et de l’incontournable Arvo Pärt, sans parler des regrettés Eduard Tubin et Veljo Tormis. Il se fit d’abord remarquer comme instrumentiste et compositeur au sein du groupe de rock progressif In Spe. Son style, pour le moins original, combine habilement rythmique baroque, harmonie tonale et textures atonales faisant régulièrement usage des techniques dodécaphoniques, un art consommé du contrepoint puisant directement ses racines dans la polyphonie renaissante, et des processus répétitifs. C’est en fusionnant dans un même creuset autant d’esthétiques généralement considérées comme antinomiques qu’Erkki-Sven Tüür est parvenu à forger un langage syncrétique très personnel, qui ne ressemble en rien à un « patchwork » et dont les résultantes sont tout sauf de vulgaires pastiches. Occultant les « coutures », ce langage, immédiatement reconnaissable, se démarque par ses contrastes abrupts de styles et de textures. « La musique, confie Tüür, doit tout avoir -puissance irrésistible, lumière éclatante, douceur infinie, et obscurité la plus profonde. Fureur, douleur, remords. Tout ce qui nous rend humains. Et la tendre touche de l’amour rédempteur. »

Auteur, à ce jour, de neuf symphonies et de onze concertos instrumentaux (outre un requiem, un opéra et de nombreuses pièces de musique de chambre), Tüür joue de l’orchestre avec une aisance et une efficacité remarquables, ce que confirment, si besoin en était encore, les œuvres figurant sur ce disque: chacune d’elles regorge de cette vitalité -sourde ou explosive, sous-terraine ou volcanique, solaire ou éolienne- qui ébouriffe ou pourfend tous les pupitres. Cette énergie omniprésente constitue l’une des propriétés saillantes de la musique d’Erkki-Sven Tüür et s’explique peut-être, pour partie, par l’absence de cantabile, voire de lignes mélodiques au sens strict, dans la plupart de ses œuvres, bâties sur des notes-pivots et intervalles-clés plutôt que sur des thèmes à proprement parler -qui, à chaque fois qu’ils semblent vouloir prendre corps, sont souvent brouillés par des clusters.

À l’inverse d’autres compositeurs baltes, tels que Pēteris Vasks, Tüür réfute l’idiome national dans sa musique, mais concède que celle-ci est probablement influencée par une perception « nordique » du monde. Dédiée à Paavo Järvi qui la créa avec « son » Estonian Festival Orchestra à Tallinn et à Bruxelles en janvier 2018, la Symphonie n°9, Mythos, est une commande du gouvernement estonien pour célébrer le centenaire de la République d’Estonie. Bien qu’aucun programme à proprement parler ne la sous-tende, Tüür reconnaît avoir cherché à évoquer dans cette œuvre les processus, toujours enracinés dans un abondant fonds mythologique, qui conduisent à l’essor d’une conscience nationale et à l’indépendance des états. En élaborant sa partition, le compositeur a pensé aux divers récits de la création, et notamment aux mythes de la création de l’oiseau aquatique des tribus finno-ougriennes. Comme dans Die Schöpfung de Haydn, Mythos, précise Erkki-Sven Tüür, « part de rien, d’une sombre étendue d’eau avant la création, ou d’un chaos primitif antérieur même au Big Bang, si l’on veut. » Un « noyau thématique » reposant sur des intervalles fondamentaux, comme la quarte ou la quinte, émerge progressivement de ce magma informe. Le tableau s’anime ensuite sans cesse davantage : le contrepoint se densifie, les textures sonores s’épaississent ; les cordes déroulent des tremolos d’harmoniques, les cuivres s’adonnent aux micro-intervalles. Plus loin, Tüür crée la surprise en exploitant adroitement la stéréophonie de l’orchestre dans un passage où des arpèges accidentés résonnent en écho aux premiers et seconds violons. L’effervescence sans cesse revigorée des timbres, les continuelles oppositions de registres, les incessants étirements et resserrements d’ambitus, les perpétuels changements de rythmes, le foisonnement des fusées chromatiques et autres tourbillons, ne sont pas loin de faire de cette symphonie une incarnation musicale de la dynamique des fluides. À la longue, néanmoins, la fatigue s’installe ; sous le feu nourri de l’artillerie orchestrale durant un peu moins d’une demi-heure, on finit par regretter la rareté des moments de détente autant que le ressassement des mêmes procédés. S’il est une chose que l’on peut reprocher à cette œuvre monolithique, c’est, en effet, d’être avare en contrastes dynamiques ; quand le discours s’apaise enfin quelques minutes avant la fin, et que la douceur des harpes, sur un tapis de cordes, parvient avec bonheur à nos oreilles bourdonnantes, on réalise que le fil d’Ariane de ce « Mythe » a mainte fois manqué de se briser sous la tension…

Mais voilà que, déjà, l’orchestre tempête à nouveau ! Du même acabit que Mythos, mais beaucoup plus courte et, dès lors, autrement plus efficace, Incantation of Tempest est une commande de l’Orchestre Symphonique de Bamberg dans le cadre de son programme « Encore ! » visant à promouvoir l’émergence de nouvelles œuvres pouvant servir de bis. Créée le 12 novembre 2015 à Bayreuth, cette page produit, avouons-le, un effet bœuf ! La recette de cette réussite réside sur une conjugaison d’ingrédients savoureux : un motif originel obstiné tout d’abord, proche de celui de Violin Phase de Steve Reich, bâti comme lui sur un intervalle de septième mais qui, au lieu d’être immuable comme dans l’œuvre du compositeur américain, prend un peu plus d’ampleur à chaque nouvelle itération, jusqu’à couvrir deux octaves ; une alternance de pulsations régulières et de polyrythmie, ensuite ; l’iridescence de la percussion et les déflagrations de cuivres, enfin. Voilà, en somme, une pièce promise à un bel avenir dans nos salles de concert, dont la motorique fringante, n’eusse-t-elle été interrompue un peu tôt, n’aurait pas eu grand-chose à envier à l’énergie dévorante du Sacre du Printemps !

Le disque s’achève sur une autre œuvre venteuse, Sow the Wind…, créée à la Philharmonie de Paris le 20 septembre 2015 par l’Orchestre de Paris sous la baguette de Paavo Järvi. Cette pièce d’une vingtaine de minutes, dont le titre fait allusion au chapitre VIII, verset 7, du Livre d’Osée (« Ils sèment le vent, ils récolteront la tempête »), entend donner à réfléchir sur l’attitude inconsidérée de nos générations, qui ont suscité les changements climatiques, les migrations humaines massives et la recrudescence des extrémismes de toutes sortes. Ces activités humaines inconsidérées, nous dit Tüür, ont semé le vent ; aux générations futures est promise la tempête. Bien que les bourrasques initiales soulevées par l’orchestre enflent progressivement en de véritables tempêtes, Sow the Wind… n’est cependant pas un poème symphonique à programme. L’œuvre est structurée autour d’une séquence d’intervalles jouée dès les premières mesures par les clarinettes, d’où émerge ce que Tüür appelle une « chaîne thématique », confiée dans un premier temps au cor anglais et au hautbois, avant d’être reprise par les cordes et soumise ensuite à de multiples transformations. Nul autre que le compositeur estonien n’aurait pu mieux définir le climat de cette section introductive, qu’il décrit comme un « raz-de-marée culminant dans la pleine sonorité de l’orchestre ». Au terme de cet exorde, les cordes en solo inaugurent une succession de plus en plus intense d’événements musicaux auxquels est notamment associée une batterie de jazz-rock. Du même aloi que Mythos, Sow the Wind… offre néanmoins davantage de contrastes dynamiques. Des éruptions expressives y alternent, en effet, avec des nappes sonores, en apparence statiques, créant l’expectative et maintenant la curiosité en éveil. Les dernières mesures, qui achèvent l’œuvre de manière un peu abrupte, nous laissent néanmoins sur notre faim…

Ce disque marque le vingt-cinquième anniversaire de l’intense collaboration artistique entre Paavo Järvi et Erkki-Sven Tüür dont l’amitié vit le jour il y quarante ans sur les bancs de l’Ecole de musique de Tallinn. Depuis sa fondation par Järvi en 2011, l’Estonian Festival Orchestra a été salué par la critique pour sa virtuosité, la fougue et la ferveur de ses interprétations dont ces nouveaux enregistrements, réalisés en concert, fournissent encore une fois la preuve.

Son 9 – Livret 8 – Répertoire 8 – Interprétation 10

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