L’esprit de l’Est
Choc Classica
September 2023
JÉRÉMIE BIGORIE
Le geste précis et le rythme implacable, Paavo Järvi célèbre le génie flamboyant des compositeurs d’Estonie et de Pologne.
D’Eduard Tubin, Järvi-le père nous a révélé le corpus des dix symphonies. Pour son quatrième album avec l’Estonian Festival Orchestra, Järvi-le fils exhume Kratt (« Le lutin » en estonien). Avatar de la légende de Faust, le thème de ce tout premier ballet composé en Estonie a fait l’objet d’une refonte sous forme de suite en 1961. La création eut lieu en 1943 dans un pays pris en tenaille entre les forces allemandes et soviétiques. La première représentation à Tallinn, un an plus tard, vit le spectacle interrompu par un bom- bardement suivi d’un incendie d’où la par- tition sortit miraculeusement indemne. Si l’usage de trente chansons issues du folklore estonien innerve la trame musi- cale, c’est moins Bartók et Stravinsky qui viennent à l’esprit que Prokofiev (celui de Chout, voire de la Suite scythe) à l’écoute de ces ostinatos sarcastiques, ce goût des lignes claires et des sonorités franches, des frottements harmoniques et des rythmes sauvages. D’autant que la captation dans la salle de concert de Pärmu exalte la verdeur
et la rusticité sans apprêt des timbres. On n’y trouvera sans doute pas le don mélo- dique du compositeur de Roméo et Juliette, mais certains passages contemplatifs (solo de cor sur tapis de cordes) payent leur dette à l’impressionnisme.
Aux commandes de la phalange esto- nienne, la direction objective de Paavo Järvi sied parfaitement à cette œuvre flam- boyante et éponyme d’un album attaché à dresser des parallèles entre le pays balte et la Pologne – deux nations jadis assujet- ties au bloc de l’Est. Le reste du programme ne réquisitionne que les instruments à archet, avec la Musique pour cordes (1963) de facture néoclassique du même Tubin (finale en forme de passacaille) et le Concerto pour orchestre à cordes (1948) de Grażyna Bacewicz. Bien que la notice insiste sur l’influence du Concerto pour orchestre de Bartók, c’est davantage celle du
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Divertimento que trahissent les tournures populaires des motifs (finale Vivo) et la sub- tile division des pupitres (Moderato limi- naire). La plus connue Musique pour cordes de Lutosławski, allégée de tout pathos et comme affranchie de son contexte histo- rique, voit sa structure mise à nue par des coups d’archet au scalpel et une précision quasi chirurgicale de l’accentuation (canon initial) : à la lecture incandescente du com- positeur à la tête de l’Orchestre de la Radio polonaise (EMI, 1976), Järvi, parfait ryth- micien, oppose une générosité plus tran- chante. Une brûlure de glace. JÉRÉMIE BIGORIE
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