Paavo Järvi et Janine Jansen: une complicité musicale exceptionnelle

 Philharmonie

L’affiche du concert que la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen a donné, le 8 mai dernier, était des plus festives, en ce qu’elle mettait à l’honneur un cheval de bataille du répertoire pour violon, flanqué de deux immarcescibles «tubes» symphoniques. Ce bouquet de splendeurs était plus qu’il n’en fallait pour remplir une grande salle comme celle de la Philharmonie, et permettre à un chef de la pointure d’un Paavo Järvi et à une violoniste de la classe d’une Janine Jansen de donner toute la mesure de leurs savoir-faire et talent. 

L’Inachevée qui ouvrait la soirée en beauté n’est inachevée que si l’on compare ses deux seuls mouvements aux quatre traditionnels des symphonies de Mozart ou de Haydn. Préservant l’œuvre de toute mièvrerie, tout en y introduisant une pointe de «wienerische Sentimentalität», le chef estonien, sans jamais se hausser du col, exalte l’acuité du propos par un éclairage net des lignes et des volumes. Dans l’Allegro moderato, il imprime au Bremen une pulsation ardente qui reflète fidèlement l’intranquillité du thème initial – fébrilité qui, à partir du développement, gagnerait toutefois à respirer davantage. Dans le sublime Andante con moto, le maestro place le curseur entre extatisme et mélancolie. C’est beau à pleurer. 

Sous le poids d’une certaine tradition, le Concerto pour violon du Titan de Bonn qui suit était devenu une divinité quelque peu monstrueuse. Or, s’il reste l’un des piliers du répertoire mainstream, une référence absolue, un bloc de marbre isolé par sa stature même, les concertos pour violon de Mendelssohn, de Brahms, de Bruch, de Tchaïkovski l’emportent plus facilement dans la faveur des interprètes et du public.  

Pour revisiter ce «monument classé», Järvi trouve en la personne de Janine Jansen la perle rare, l’archet funambulesque ad hoc, mais en prenant délibérément et voluptueusement le contre-pied des interprétations traditionnelles, où orchestre et soliste, très «va-t-en guerre», rivalisent en rapports de force. Amateurs de défis bellicistes, fans de joutes martiales ou de sports de combat, ont donc dû s’abstenir! Ici, soliste et orchestre s’accordent et se fondent dans l’intimité raffinée, le commerce attentif, chaleureux et bienveillant. 

Paavo Järvi, maître du détail. Foto: Sébastien Grébille / Philharmonie

Le résultat est particulièrement séduisant dans le Larghetto central, méditation songeuse, riche d’un lyrisme indolent, d’épanchements lunaires, à faire fondre un cœur de pierre. Le contraste entre ce mouvement et ceux qui le sertissent n’en est que plus saisissant, quand on songe à l’ampleur majestueuse de l’Allegro initial, d’une part, et à l’échange bondissant, spirituel et énergique entre le soliste et l’orchestre du Rondo final, d’autre part. 

Avec charme et sensualité, grâce et tendresse, mais aussi avec panache et ferveur, la virtuose violoniste néerlandaise, qui joue le Stradivarius «Barrere» de 1727, aux graves particulièrement nobles et somptueux, y déploie une élégance de style, une qualité d’inspiration et une maîtrise technique qui n’appartiennent qu’aux plus grand(e)s. 

Entre clarté des lignes et tendresse des élans

Dans la Quatrième Symphonie, qui suivait après la pause, Schubert s’arrache aux limbes du genre galant, revendique sa gravité et sa maturité romantique. Sur la première page de la partition, il a rajouté de sa main le qualificatif «tragique». Malgré le coup de tonnerre orchestral qui sert de lever de rideau, le terme paraît bien excessif ! Le début si noir de l’Inachevée semble bien plus tragique. En fait, l’annotation du doux Franz insiste sur une clause technique: cette Quatrième, œuvre d’un tout jeune musicien de 19 ans, est composée dans une tonalité mineure. Et pas n’importe laquelle: ut mineur, la tonalité de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Prestigieuse référence. Hommage à la farouche figure tutélaire du Grand Moghul.  

L’Adagio introductif s’ouvre comme les portes de l’enfer: fébrilité des rythmes, spasmes douloureux de grands accords fortissimo¸ sonorités assombries et endolories. Autant d’aspects dont la nouvelle étoile du Nord, Paavo Järvi, prend toute la mesure. Mais, au plus tard à partir du Menuetto, on ne trouve plus guère trace de l’idée de tragédie, la bonne humeur reprend fissa le dessus, les couleurs coruscantes et pimpantes de la phalange allemande faisant le reste – phalange qui, contrairement à la soliste, nous gratifiera, in fine, d’un somptueux bis. 


https://www.wort.lu/kultur/paavo-jaervi-et-janine-jansen-une-complicite-musicale-exceptionnelle/66603364.html

Comments