Rencontre avec Paavo Järvi

Par Marc Zisman | QOBUZ | RENCONTRES | 5 novembre 2010


Quelques semaines après avoir pris les rênes de l’Orchestre de Paris, où en est le maestro estonien ? Ses souhaits parisiens, son enfance à Tallinn, son approche des répertoires, son expérience rock et même ses envies de silence, Paavo Järvi se confie le temps d’un long entretien.


Sa discographie est déjà imposante. L’éventail des répertoires qu’il traverse, dantesque. Et puis il y a ce nom, Järvi, ancré dans la musique depuis des lustres. Une façon de vivre la musique plus qu’une usine à chefs… Depuis quelques mois, la nouvelle casquette de directeur musical de l’Orchestre de Paris vient étoffer un peu plus le CV de Paavo Järvi, un cas assez unique sur l’échiquier musical contemporain. Une enfance passée dans Tallinn « soviétisée », le choc culturel d’une adolescence outre-Atlantique puis une carrière internationale assez éblouissante. Ce 4 novembre 2010, Järvi termine dans l’antre de Pleyel sa répétition à la tête de « son » Orchestre de Paris. Quelques heures plus tard, ils créeront ensemble, sur cette même scène, Silhouette, hommage à Gustave Eiffel de son compatriote Arvo Pärt, aux aguets durant cette répétition…

Vous connaissez Arvo Pärt de longue date ?


Paavo Järvi : Arvo Pärt m’a vu quand j’étais haut comme trois pommes. Il a le même âge que mon père et sont bons amis. Je me souviens surtout de son accoutrement quand il débarquait chez nous à la maison. Habillé en jeans des pieds à la tête. Pantalon et veste en jeans. Il avait même toujours une casquette sur la tête ! Pour moi, il ressemblait à un occidental (sourire). Et puis sa barbe lui donnait également un air assez exotique…

Connaissiez-vous déjà sa musique à l’époque ?


Pas trop… Il était un ami de la famille de plus. Il y en avait tellement qui défilait à l’époque. Et pour moi, ils étaient tous des amis de mes parents. Rostropovitch, Guilels, Oïstrakh, Chostakovitch et bien sûr Arvo Pärt, ils venaient tous à la maison. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert leur musique. Ma vraie rencontre avec celle de Pärt, ce fut tout simplement lorsque Gidon Kremer et Alfred Schnittke ont joué Tabula Rasa sur scène. Un concert historique ! La pièce était dédiée à Kremer d’ailleurs…

Finalement, vous avez grandi à l’inverse de vos confrères. En général, on écoute des maîtres que l’on rencontre éventuellement plus tard. Vous, vous avez rencontré toutes les fortes personnalités que vous venez de citer avant de découvrir leur musique…


Complètement. Mais pour moi tout ceci était très naturel. C’est finalement ce qui arrive lorsque vous grandissez dans une famille de musiciens. Il y a un côté très sain car tandis que les autres rencontrent des légendes avant de rencontrer des hommes, moi j’ai connu des hommes avant de réaliser qu’ils étaient des artistes mondialement connus…

À la même période, la légende dit que vous avez même joué dans un groupe de rock ?!?!


Tout à fait. J’avais quatorze ans et c’était un choix, personne ne m’a forcé (sourire). D’ailleurs tous les membres du groupe étaient des étudiants du conservatoire. C’était notre récréation, notre moment de défoulement…

Et puisque vous êtes percussionniste de formation, vous étiez le batteur du groupe ?


Tout à fait. En même temps, je suis content qu’il n’y ait pas de traces enregistrées de tout ça parce que je n’étais pas très bon… (rire)

Revenons à votre nouvelle maison : Paris. Etre chef d’orchestre et directeur musical, n’y-a-t-il pas, parfois, un peu de schizophrénie ou disons de dualité dans ces deux casquettes qui n’en font qu’une ?


Oui ce sont deux professions différentes. La facette la plus intéressante de la direction musicale est évidemment la rencontre avec les musiciens. La rencontre également avec de nouvelles musiques. En même temps, vous représentez l’orchestre. Vous lui donnez un visage. Cet aspect est parfois un peu difficile à gérer car vous devez régler des problèmes qui n’ont rien à voir avec la musique. Mais bon, aujourd’hui, j’arrive à un âge où mon expérience comme directeur musical est assez grande. J’ai commencé au Toronto Chamber Orchestra puis il y a eu Malmö, Stockholm, Birmingham, Cincinnati, Brême avec la Deutsche Kammerphilharmonie puis Francfort avec le hr-Sinfonieorchester, bref j’ai déjà été confronté à toutes les problématiques, différentes d’ailleurs selon les pays parfois, rencontrées par un directeur musical. Tous ces trucs logistiques…

Comme un chef d’entreprise ?


Complètement. D’ailleurs, aux Etats-Unis, on parle de directeur artistique plutôt que musical… Mais mes motivations premières en endossant le statut de directeur musical comme ici à Paris c’est avant tout de pouvoir développer une relation avec les musiciens de l’orchestre sur la durée. Dans ce sens, je ne suis pas un grand fan de la position de chef invité. Car un invité reste un invité. Il vient. Il va. Il ne décide rien. Il ne développe aucune politique artistique. Il n’a aucune autorité sur le long terme. Etre chef invité au final, c’est comme participer à un concours de beauté. Agréable, mais pas pour moi.

Comment débute donc votre histoire avec Paris ? Est-ce similaire à une histoire d’amour, on se regarde, on écoute, on jauge ? Doit-on jouer aussi au psy avec les musiciens ?


Comme au commencement de n’importe quelle relation les débuts sont toujours très excitants. Vous explorez l’orchestre. On apprend à se connaître. Je perçois mieux l’histoire de la phalange. La personnalité de certaines individualités m’apparait désormais plus clairement. Mais la chose la plus importante, c’est le mot que vous avez prononcé : l’écoute ! Pour l’instant, j’écoute énormément. Au début, c’est vital. Je ne vais pas débarquer en imposant mes vues, en dictant tout. Sans écoute, impossible d’obtenir le meilleur de l’orchestre et de ses musiciens. De toute façon, quand je signe avec un orchestre au départ, c’est qu’il me plait. Un son, une mentalité, une organisation, tout ça vous attire. Aussi, entamer une telle relation en s’opposant à ce son, cette mentalité et cette organisation n’est pas très rusé… Il y a bien sûr des choses que je changerai, surtout des directions vers lesquelles je veux aller, notamment en matière de répertoire. Évidemment toute la musique nordique du XXe siècle qui n’est pas quelque chose de très populaire ici (sourire). Surtout qu’en général les gens aiment cette musique. Ils n’ont juste pas assez d’occasion de l’entendre…

Même s’il y a toujours des modes, et la musique classique n’est pas épargnée, comment expliquez-vous justement que mis à part Sibelius et Grieg, les autres compositeurs scandinaves soient si peu joués, voire tout simplement si peu connus ?


D’un côté, certaines œuvres sont justement trop connues et masquent le reste. Il y a également tous ces aspects qui ne coïncident pas avec ce que connait le public. Prenez une des premières symphonies de Sibelius ou un des premiers concertos de Grieg. Ce sont des pièces au langage disons compréhensible. Mais plus Sibelius développera son œuvre, plus il s’éloignera de certains cannons, créant des sensations uniques presqu’impossible à comprendre si vous n’avez pas grandies avec. Et les musiciens français ne grandissent pas vraiment au son de la musique nordique, n’est-ce pas ? Par contre, ils grandissent avec beaucoup de musiques russe et allemande. Chaque nationalité a ses affinités pour tel ou tel type de langage musical…

C’est aussi très lié à l’éducation musicale personnelle de chacun…


C’est évident. La mentalité de l’école dans laquelle vous êtes formée à un impact décisif sur la suite. Si votre professeur déclare que Sibelius est un compositeur de deuxième division, vous avez tendance à le croire. Juste parce que c’est votre professeur. Idem s’il vous dit qu’Alban Berg est un compositeur majeur. C’est un point essentiel.

Vous êtes le parfait contre-exemple de tout ceci, avec d’abord une éducation russe contrebalancée par l’ouverture d’esprit de votre père et chamboulée à nouveau lorsque vous arrivez aux Etats-Unis avant même d’avoir 20 ans…


Je suis effectivement une exception parce que j’ai grandi dans la maison d’un chef d’orchestre, une chose assez rare. Mon père est de plus un chef très ouvert, embrassant des répertoires très variés. Il ne m’a jamais transmis qu’un seul son, qu’une seule conception de la musique. Et je peux vous dire que parmi mes collègues, beaucoup n’ont pas cette ouverture d’esprit. En fait, certains ne connaissent même pas grand-chose à la musique. Ils connaissent très bien certaines œuvres précises, très bien même. Mais c’est tout. Et si vous leur demandez quelles œuvres d’Hindemith ils aiment, mis à part Metamorphosis et Mathis der Maler, ils sont incapables de vous répondre ! Cela montre juste que beaucoup n’ont jamais véritablement été intéressés par la musique mais juste par l’idée de devenir chef d’orchestre. Et certains sont même des amis. Ils n’ont pas une grande curiosité. Surtout de la musique qu’ils ne connaissent pas. L’autre facette de ce problème est qu’il y a tant de musique connue, tant de pièces considérées comme des chefs d’œuvre, qu’une seule vie ne suffit évidemment pas pour bien les aborder toutes. Limitez vous à Brahms, Beethoven, Mendelssohn, Mahler, Bruckner, sans parler de Mozart et Haydn, et également de certains œuvres de Stravinsky, Bartók et Berlioz, etc. La liste est déjà énorme. Pourquoi alors aller creuser chez, au hasard, Martinů ? Ou Janáček ? Ou même Arvo Pärt ? C’est si facile de ne pas aller vers ces « autres » compositeurs…

Pourquoi allez-vous vers les deux ?


Mon éducation. Mon père m’a toujours appris à être musicalement curieux. Ça n’a rien à voir avec ma personnalité, non, c’est juste une évidence pour moi. Si vous n’aimez pas quelque chose, comprenez vraiment pourquoi. Je me souviens d’un voyage en voiture avec mon père. Une œuvre qui ne me plaisait pas passait à la radio et j’ai changé de station. Mon père m’a tout de suite arrêté : « Attends ! Je sais que tu n’aimes pas ça mais tu dois savoir exactement ce que tu n’aimes pas là-dedans. » C’est cette mentalité, cette façon de penser, qui est en moi depuis toujours.

Une mentalité que vous voulez transmettre aux musiciens de l’Orchestre de Paris ?


Les musiciens aiment découvrir de nouveaux répertoires. En septembre, lorsque nous avons fait Kullervo de Sibelius pour les concerts d’ouverture de la saison, les musiciens sont venus me dire « merci d’apporter des répertoires neufs et intéressants ».

Certains n’avaient sans doute même jamais entendu cette œuvre…


Effectivement. Car il y a toujours cette idiotie de croire que les musiciens n’aiment pas les œuvres qu’ils ne connaissent pas. C’est souvent l’inverse. Ils sont même souvent fatigués de jouer pour la énième fois certaines œuvres. Le bon équilibre est au milieu. Jouer les symphonies de Beethoven et Brahms et intégrer des répertoires moins évidents…

Quels sont donc les compositeurs du Nord que vous voulez apporter à Paris ?


D’abord, même si c’est évident, quoique peu aisé à apporter ici, ce sont déjà Sibelius et Nielsen. Il faut trouver comment bien les jouer à Paris. Et comment en jouer assez pour que l’orchestre s’habitue à cette langue musicale si particulière. Et surtout, le jouer si bien que le public soit emporté. Ça ne m’intéresse pas que les gens applaudissent poliment à la fin de chaque pièce de ce répertoire. Je veux une vraie réponse émotionnelle. En tant que chef estonien, il y a évidemment certains autres compositeurs que je veux jouer avec l’Orchestre de Paris. Eduard Tubin, Erkki-Sven Tüür et évidemment Arvo Pärt. Il y aussi ce merveilleux compositeur suédois quasi-inconnu Hugo Alfvén et, un de mes préférés, Wilhelm Stenhammar. Mais là je vous cite juste les principaux. Il y en a tant d’autres que j’aimerai jouer ici. Le problème est de trouver le bon équilibre dont je vous parlais. Surtout que je veux aussi diriger des grands classiques, de la musique française et aussi de la musique contemporaine. Je n’ai que quatorze semaines à Paris ! Difficile d’aborder tout cela en si peu de temps… Sans parler du fait que dans ces quatorze semaines, une bonne partie du temps est consacrée à la préparation des tournées internationales, en Chine, au Japon, en Europe… Là-bas, vous devez aussi tenir compte des désidératas des organisateurs qui veulent être certains de remplir leurs salles. Et je ne parle même pas de la disponibilité des solistes, de leur répertoire à eux, etc. Bref, tout ça est un sacré casse-tête au final (sourire).

Ce répertoire français que vous avez évoqué, quel sera-t-il ? Et d’ailleurs de quelle manière l’avez-vous rencontré dans votre éducation musicale ?


Au début, j’ai été bercé par toutes pièces internationalement connues et reconnues, toutes ces œuvres que même les non-Français dirigent un jour ou l’autre dans leur vie. La Mer, L’Après-midi d’un faune, Daphnis et Chloé, les symphonies de Saint-Saëns, Ma mère l’Oye, Le Tombeau de Couperin, toutes ces choses incontournables… Personnellement, cette langue musicale m’a tout de suite parlé. Avec mon père, nous écoutions beaucoup de musique romantique française. Beaucoup de Bizet, de Chausson, de Vincent d’Indy même, des choses ayant malheureusement disparu du répertoire ici en France. Je veux donc diriger du Fauré, du Dukas, du Chabrier aussi. Déjà parce que ce sont des musiques avec lesquelles j’ai grandies et avec lesquelles j’ai une réelle affinité. Mais je ne veux pas me limiter à ça non plus. Je suis un grand fan de Dutilleux et de Messiaen également. Récemment, j’ai dirigé une des Notations de Boulez à Francfort, j’ai aussi dirigé la création américaine du Concerto pour flûte de Marc-André Dalbavie avec Emmanuel Pahud. J’ai besoin de créer une constante avec des compositeurs vivants également. Actuellement, Richard Dubugnon est en train d’écrire une œuvre pour moi… Au final, je ne suis pas un cas facile à traiter pour des gens du marketing (sourire). En Allemagne par exempke, on me décrit comme un spécialiste de Beethoven et Bruckner alors qu’ici, à Paris, on pense que je suis LE spécialiste de Sibelius (sourire). C’est bien mais c’est faux. Ou plutôt ça n’est pas que moi… Il y a certaines choses que je fais plus que d’autres. Plus de Nielsen que de Dutilleux, par exemple.

Comment faites-vous le tri ?


Toujours faire attention à ce qui vous va le mieux. Aucun intérêt à accumuler les faits d’arme. L’œuvre choisie doit vous intéresser assez pour que le concert soit bon, qu’il se passe vraiment quelque chose.

Traverser ces répertoires, ces siècles, toutes ces différentes langues musicales, c’est votre oxygène ?


Je ne peux pas faire autrement. C’est ce qui me permet d’être vivant. Comme un chalenge permanant. Je pourrais aisément me limiter aux deux-cents symphonies que j’ai à mon répertoire et ne plus rien apprendre de nouveau. J’ai assez de matière jusqu’à la fin de mes jours. Soyons réaliste : je dirige une quinzaine de symphonies par an, pourquoi aller chercher plus loin ? Mais pour savoir ce qui vous convient le mieux, vous devez diriger le plus d’œuvres possibles. Il y a par exemple certaines pièces que je ne dirige plus, tout simplement parce que ça n’est pas moi ! Je ne veux diriger que les œuvres que je dois diriger…

Dois ?


Oui, dois. Quelque chose de très personnel où le public n’entre pas en compte. Certaines œuvres, vous sentez naturellement que vous devez les diriger, qu’elles sont pour vous. Comment cela s’explique, je ne sais pas vraiment…

C’est indissociable de l’évolution de votre vie personnelle aussi ?


C’est étroitement lié, oui. À chaque fois que je monte sur scène, à chaque fois, je dois avoir quelque chose à dire ! Faire une performance n’est pas une finalité en soi. Vous devez avoir digéré la musique pour avoir quelque chose d’intéressant à raconter. Et cela arrive assez rarement la première fois. Il faut laisser le temps agir, permettre à votre expérience de changer éventuellement d’avis et de repenser l’œuvre différemment. Et c’est comme vous le dites lié à la vie. Vos priorités changent au fil des ans. Des répertoires vous intéressent soudainement plus qu’un autre…

Dans ces changements de priorités liés à votre vie, la lassitude peut-elle surgir ? L’envie d’appuyer sur le bouton « pause » ?


Ah oui je rêve d’avoir ce bouton « pause » (sourire). En même temps, tout est question de choix. Aujourd’hui, à mon âge (Järvi est né en 1962, NDR), je sens que j’ai assez d’énergie et d’envies dans ce que j’entreprends. Il est fort possible que je n’aie plus envie d’un tel rythme indéfiniment, surtout lorsque j’aurai 60 ans. Là, je me sens au sommet de mon énergie. Je ne suis surtout pas fatigué par la musique. Parfois, par tout ce qu’il y a autour…

Comme les interviews…


Parfois (sourire). Non mais le vrai test est l’instant où vous montez sur scène. Le jour où je me dirai « mon dieu, c’est l’heure d’y aller, pfff », là il sera temps d’arrêter. Il n’y a rien de pire que la routine. Surtout en concert.

Vous avez j’imagine des envies d’accomplissements précis ?


Beaucoup oui. De nombreuses pièces pour lesquelles je ne me sentais pas prêt jusqu’ici. Je boucle un cycle Beethoven puis il y a celui de Bruckner et évidemment cette nouvelle histoire avec Paris. Je ne me serai jamais lancé dans un cycle Bruckner il y a dix ans par exemple. Je n’étais pas prêt. Votre fort intérieur vous dit quand le moment est bon ou pas. Votre intérêt doit être optimal. C’est comme le petit enfant qui est assis et qui va regarder un détail pendant des heures alors que quelque chose de plus important se déroule au même endroit. Non, lui est là, assis, à scruter cet insecte posé sur son doigt par exemple, pendant cinq minutes. Sans doute que c’était pour lui le bon moment pour ne regarder que cet insecte. Je me dis la même chose en choisissant mon répertoire : c’est le bon moment pour ne m’intéresser qu’à cet insecte (sourire). C’est aussi lié au fait d’être assez autocritique.

Vous l’êtes ?


Enormément. Je suis très rarement satisfait par mon travail…

Vous avez fait des erreurs ?


Oh oui. Et c’est pour ça que j’autorise toujours l’enregistrement de mes concerts, pour pouvoir les réécouter. J’ai besoin de savoir pourquoi ça n’a pas fonctionné. Toute cette musique est complexe. Prenez une symphonie de Brahms : je n’ai jamais entendu une symphonie de Brahms bien interprétée. Jamais. En tout cas pas par moi, c’est sûr. Et pourtant j’ai fait beaucoup de Brahms. Donc disons que je m’améliore. Il y a toujours cette sensation que ça reste un peu académique, qu’il n’y a pas assez de vie, d’expressivité ou contrastes… Evidemment tout ça est très personnel mais ce sont les sujets majeurs auxquels on se retrouve confrontés. Vous savez, quand le public est debout pendant dix minutes à la fin du concert, vous vous dites que finalement ça n’était pas si mauvais que ça. Et pourtant si, ça l’était (sourire). Vous réécoutez ce concert un mois plus tard sur votre iPod et vous vous dites « c’est moi ça ? Vraiment pas terrible… »

Est-ce différent lorsque vous abordez les répertoires contemporains ?


Oui complètement. Votre cerveau fonctionne et évalue les données différemment… C’est pour ça qu’il y a souvent deux types de chefs : les spécialistes des créations et de la musique du XXe et les spécialistes du grand répertoire. Et les premiers sont incapables d’assurer dans le répertoire des seconds, et vice-versa ! S’ils dirigent du Mozart, du Haydn ou du Beethoven, c’est une ca-tas-tro-phe ! Cela-dit, quelqu’un qui sait diriger Beethoven a de grande chance d’assurer en dirigeant Kaija Saariaho. Mais quelqu’un qui ne dirigerait que du Saariaho aurait quelques difficultés à diriger une symphonie de Haydn. C’est paradoxal, n’est-ce pas ? Moi, je ne veux pas trancher. Je veux être des deux mondes. Ça m’est vital. Chaque répertoire possède ses petits trucs à lui. On s’habitue vite. On en abuse. J’utilise ce terme « truc » volontairement. La soi-disant tradition accumule si facilement de mauvaises habitudes. Certains appellent ça le style. Parfois certes. Mais ce sont souvent des « trucs » plus que du style. C’est comme une boite à outils… Si vous diriger Haydn, puis Mahler, Richard Strauss et Alban Berg et revenait ensuite à Rachmaninov et Sibelius, l’évolution du vocabulaire est logique. Vous pouvez alors revenir en arrière sans trop de difficultés…

Et ces compositeurs contemporains à portée de main comme tout à l’heure avec Pärt…


C’est si important. Et surtout si différent. Le compositeur est là, entend la musique, sa musique. Pour la première fois en plus. Ce qui n’a plus rien à voir avec sa première écoute, seul dans sa tête face à sa partition. Vous avez vu Arvo venir me voir à plusieurs reprises durant la répétition. La veille, au téléphone, il me donne des indications sur tel mouvement. Et là, aujourd’hui, il s’est précipité vers moi « c’est beaucoup trop rapide là ! ». Je lui ai répondu, « mais Arvo c’est exactement ce que tu m’as indiqué au téléphone hier ! » (rire). Intéressant de voir la réalité dans la salle, si différente de celle dans sa tête. Lorsque les choses deviennent pratiques, il faut concrètement écouter le résultat live. Finalement, le processus créatif ne s’arrête pas à la partition. Jusqu’à la dernière seconde de la répétition, les choses changent encore. Donc pour revenir à votre question, avoir le compositeur sous la main est on ne peut plus instructif. Et pas exclusivement pour ce que je viens de décrire. Surtout pour notre perception des musiques plus anciennes. Lorsque nous parlons des grands compositeurs classiques, nous évoquons des personnalités érigés en dieux. Mozart ! Haydn ! Bach ! Et chacune de leur note est prise comme un écrit religieux, la Bible même ! Si nous devons parler de tempo, lorsqu’il s’agit d’évoquer des termes ayant une connotation précise. Comme andante, presto ou n’importe quel autre. Et que vous mettez cela en parallèle avec l’anecdote que je viens d’évoquer avec Arvo, ça relativise pas mal de choses… Imaginez la même conversation entre Beethoven et un chef d’orchestre de son époque, même si Beethoven dirigeait sa propre musique. Rien n’est absolu en musique. Rien n’est gravé dans la pierre. Car la perception du temps et du son, l’environnement du son également, dépendant de tant de facteurs différents, physiquement et émotionnellement. Même la perception du temps de nos jours n’est plus la même. Le concept de vitesse n’a plus rien à voir avec celui de l’époque où il n’y avait pas internet par exemple.

Justement, vous avez traversé ces différentes périodes où temps et vitesse sont en mutation permanente… Vous êtes en quête de silence ? De spiritualité même ?


Toutes ces choses existent. Question de choix, c’est tout… Ce qui me manque de plus en plus, c’est effectivement le silence. Si j’avais une journée totalement libre, les gens me demanderaient « Tu veux aller où ? Tu veux faire quoi ? », et je répondrais « mais juste chez moi ! Pour surtout ne strictement rien faire ! » En fait ça n’est pas le temps libre qui me manque, mais plutôt le temps pour réfléchir. C’est totalement différent. Ce que je préfère par-dessus tout lorsque je suis dans un avion c’est d’être assis sans personne à côté de moi, sans même écouter de musique. Ni regarder de films. Avoir juste les yeux clos. Et réfléchir. Car croyez moi, lorsque vous retrouvez durant sept heures totalement seul, sans aucune activité, là vous commencez à cogiter réellement. Et avant même que vous ne vous en rendiez compte, vous pratiquez une forme de méditation. C’est ce qui me manque le plus dans ma vie aujourd’hui.

Quel type de mélomane êtes-vous ?


J’écoute des disques sans cesse ! J’adore surtout aller au concert dès que j’en ai l’occasion. Dans ma voiture, je mets tout le temps de la musique. En général, jamais rien de symphonique. Plutôt des quatuors de Chostakovitch et Bartók. Ou alors du jazz. J’écoute aussi beaucoup de musique contemporaine. Les gens n’arrêtent pas de m’en envoyer.

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