L’Orchestre de Paris, illustre méconnu

Liberation
Eric Dahan
13/12/2013

REPORTAGE
Adulée à l’étranger, déconsidérée en France, la formation intégrera l’an prochain la Philharmonie de Paris. Mais tout comme à Pleyel, elle devra partager les murs avec d’autres phalanges étrangères, et reste inquiète quant à son avenir.

Une fine bruine irise les cerisiers du parc d’Ueno, à Tokyo, qui abrite des musées, des temples, un zoo fameux pour ses pandas et le Bunka Kaikan, l’une des nombreuses salles de concerts de cette capitale notoirement mélomane. A midi passé, c’est là que Fabien, Elsa, Antoine et quelques autres flânent, comme dans un film du Claude Sautet des années 70. Dans quelques heures, rhabillés de noir et de blanc, ils joueront Debussy, Ravel et Prokofiev sous la baguette de leur directeur musical attitré, l’Estonien Paavo Järvi. En attendant, ils cherchent un café car, pour ceux qui viennent de rejoindre la tournée, débutée en formation réduite au Vietnam, le décalage horaire se fait cruellement ressentir. Pourquoi aller écouter l’Orchestre de Paris au Japon, quand il joue à Pleyel toutes les semaines ? Tout d’abord pour l’entendre ! Car Paris ne dispose toujours pas d’une salle qui rende justice à toutes les fréquences sonores qu’il émet. Certes, on peut espérer que la Philharmonie de Paris, qui doit ouvrir à la Porte de Pantin en octobre 2014, sera plus réussie du point de vue acoustique que Pleyel, et rompra avec la malédiction française en la matière. Mais, en attendant, force est de reconnaître que la formation phare de la vie musicale française sonne mieux au Carnegie Hall de New York ou au Suntory Hall de Tokyo.
L’autre raison d’aller écouter l’Orchestre de Paris au Japon, où sa dernière tournée, en 2011, lui a valu d’être élu meilleur orchestre de l’année par la critique locale, c’est de voir ses musiciens célébrés à la mesure de leur talent. A Tokyo comme à Kyoto, le public siffle et crie pendant les saluts, et ce ne sont pas des mamies, mais des jeunes filles en minijupes qui attendent les musiciens à la sortie pour quémander photos et autographes. En France, il y a fort à parier que si l’on fait un sondage dans les rues, une majorité de passants seront incapables de dire ce qu’est l’Orchestre de Paris ou répondront qu’il s’agit de l’orchestre de l’Opéra de Paris, vu que la plupart des médias ne traitent plus que du genre lyrique.
Les deux concerts que donne l’Orchestre de Paris chaque semaine à Pleyel réunissent pourtant 4 000 spectateurs. Créé en 1967 à l’initiative conjuguée des deux chefs Charles Munch et Serge Baudo, l’Orchestre de Paris est l’héritier de l’illustre Société des concerts du conservatoire, née en 1828. Parmi ses premiers directeurs musicaux, rien moins que Herbert von Karajan, Georg Solti ou encore Daniel Barenboim, ce qui explique le prestige dont il a longtemps joui à l’étranger.

Le decrescendo, hors de Pleyel

A un an de l’ouverture de la Philharmonie de Paris, officiellement construite pour lui, l’Orchestre de Paris reste néanmoins dans l’incertitude quant à son avenir. Les épreuves qu’il a récemment traversées auraient pu lui coûter son existence. Il y eut tout d’abord, milieu des années 90, l’absence de véritable directeur musical, remplacé par quatre chefs se partageant la responsabilité de faire travailler qui le baroque, qui le classique, qui le répertoire romantique, qui la musique contemporaine. Puis, le Crédit lyonnais, propriétaire de la salle Pleyel où l’orchestre donnait ses concerts depuis 1981, décida de la vendre, dans le cadre des cessions d’actifs du Consortium de réalisation (CDR), à un industriel, Hubert Martigny, cofondateur de Altran Technologies. Certes, depuis une ordonnance de 1945, il était impossible de détruire la salle pour la transformer en bureaux ou en parkings, mais rien ne garantissait à l’Orchestre de Paris qu’il y aurait toujours sa place, une fois achevés les travaux de rénovation annoncés par son nouveau propriétaire. Le 8 décembre 2003, Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture et de la Communication, conclut un premier accord avec Hubert Martigny donnant à l’Etat l’exploitation de la salle pour une durée de vingt ans, contre un loyer élevé. Suite au refus du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie d’entériner cet accord, son successeur Renaud Donnedieu de Vabres proposa que l’Etat rachète la salle via l’établissement public de la Cité de la musique pour un euro symbolique, après l’avoir louée pendant cinquante ans. En attendant, dès la fermeture pour travaux de Pleyel en 2002, l’Orchestre de Paris dut trouver asile ailleurs. Ce fut au théâtre Mogador, dans le IXarrondissement de Paris. Même pour ceux qui avaient connu les années 70, durant lesquelles l’orchestre donnait ses concerts au Palais des congrès - acoustiquement calamiteux -, on toucha là le fond. Entre l’orchestre contraint de répéter dans des entrepôts à Ivry-sur-Seine et les abonnés résiliant leurs souscriptions par centaines, on ne donnait pas cher de l’avenir de la formation.

La reprise, avec Paavo Järvi

Contre toute attente, l’orchestre est toujours là et, depuis l’arrivée de son nouveau chef Paavo Järvi en septembre 2010 et de son nouveau directeur général Bruno Hamard, il connaît une véritable renaissance artistique et commerciale. Pour combler le déficit consécutif aux années Mogador, il donne désormais 100 concerts par an, au lieu de 70 précédemment, et ses recettes de billetterie sont passées de 1,8 million d’euros à 2,8 millions, sans changer la tarification des places. Il n’empêche que, depuis 2007 et la décision conjointe de l’Etat et de la ville de financer la construction d’un grand auditorium à parts égales (158 millions d’euros chacun), avec la participation de la région Ile-de-France (20 millions), ses musiciens comme ses administrateurs sont inquiets. Certes, la Philharmonie de Paris, actuellement construite par Jean Nouvel sur le site de la Cité de la musique où Maurice Fleuret et Jack Lang l’avaient prévue en 1984, va enfin mettre notre capitale au diapason de dizaines de villes européennes comme Lucerne, Birmingham, Essen ou Madrid, qui ne l’ont pas attendue pour se doter d’une salle de concerts. Depuis l’abandon du projet en 1987 pour raisons budgétaires, on avait fini par ne plus y croire, jusqu’à ce que, miracle, Nicolas Sarkozy décide d’en lancer la construction en 2007. Mais les détracteurs de cette salle existent et pensent que le public relativement âgé et aisé de Pleyel n’ira jamais Porte de Pantin. Pour Laurent Bayle, directeur de la Cité de la musique et de Pleyel, et président du conseil d’administration de la Philharmonie de Paris, «l’offre créera la demande. Si l’on ne propose rien de nouveau, il ne faut pas s’attendre à un renouvellement du public, tant générationnel que social». Il table sur le fait que la Philharmonie de Paris sera «un lieu de socialisation et d’éducation, où l’on pourra voir des expositions,acheter des livres ou des disques, se restaurer, s’informer sur la musique grâce à une médiathèque et des ateliers d’initiation». Selon Bruno Hamard, directeur général de l’Orchestre de Paris, que l’on retrouve dans les coulisses du Bunka Kaikan de Tokyo, le problème de cette salle est qu’elle ne sera pas identifiée à son résident principal. D’après lui, si on la compare avec Londres ou New York, «Paris est, de loin, la ville qui invite le plus d’orchestres étrangers au monde». La programmation de la salle Pleyel, effectuée par Laurent Bayle, offre aux Parisiens le meilleur de la musique planétaire, mais met l’Orchestre de Paris en compétition avec un nombre écrasant de phalanges symphoniques légendaires, du Gewandhaus de Leipzig à l’Orchestre de Cleveland en passant par le Concertgebouw d’Amsterdam. «Cette année, à Pleyel, Valery Gergiev vient donner dix concerts avec le London Symphony Orchestra et le Mariinsky de Saint-Pétersbourg, dont un grand cycle Chostakovitch. Difficile pour l’Orchestre de Paris de lutter», dit Bruno Hamard. Il rappelle qu’il y a quinze ans, les concerts parisiens des orchestres de Berlin ou Chicago étaient produits par des promoteurs privés qui louaient Pleyel. «Aujourd’hui, déplore-t-il, c’est la salle qui, grâce au loyer annuel de 1,7 million d’euros que lui verse l’Orchestre de Paris, produit leurs concerts qui nous font concurrence.»

La tonalité souhaitée, l’ouverture

C’est un fait, toutes les grandes salles, comme la Philharmonie de Berlin ou le Walt Disney Hall de Los Angeles, maison du Philharmonique de Los Angeles, sont gérées par leurs orchestres résidents qui les louent à d’autres orchestres et à des artistes pop, jazz et world qu’elles programment. Mais selon Bruno Hamard, non seulement la Philharmonie de Paris ne sera pas la maison de l’Orchestre de Paris, mais elle ne répondra pas à ses objectifs de démocratisation et de pédagogie : «Si l’on continue à inviter des grands orchestres qui coûtent très cher, il faudra faire une programmation conservatrice car les gens n’acceptent de payer 100 euros que pour entendre des œuvres connues jouées par des interprètes célèbres, donc le renouvellement du public ne se fera jamais.» Les deux premières saisons programmées par Laurent Bayle sont à l’image de celles de Pleyel : d’un cosmopolitisme salutaire mais qui peut laisser penser que Paris, à l’instar de Tokyo, n’a pas de phalange symphonique de qualité.
C’est pourtant tout le contraire que l’on constate sur la scène du Bunka Kaikan de Tokyo : dès les premières mesures du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, la précision des coloris, la netteté des phrasés, comme tracés à la pointe sèche, coupent le souffle. D’autant que l’acoustique du lieu, claire et légèrement mate, est idéale pour le répertoire français et pour le Concerto pour la main gauche de Ravel qui va suivre, sous les doigts du jeune Jean-Frédéric Neuburger. En deuxième partie de concert, la Symphonie n°5 de Prokofiev permet aux vents français - en l’occurrence aux clarinettiste, hautboïste et flûtiste solo - de rappeler qu’ils sont les meilleurs, et aux cordes de démontrer une homogénéité et une rondeur insoupçonnables à Pleyel. Le lendemain matin, dans ses bureaux du quartier de Ginza, Masahide Kajimoto, fameux agent artistique et organisateur de cette tournée, confie sa passion pour nos musiciens : «Je fais tourner le Gewandhaus de Leipzig, le London Symphony Orchestra, le Concertgebouw d’Amsterdam, mais l’Orchestre de Paris est mon préféré, car c’est une grande famille un peu folle. Les orchestres américains envoient leurs émissaires six mois avant la tournée pour voir si tout répond aux normes syndicales. Il y a des villes où ils renoncent à jouer malgré la demande, parce qu’il manque un mètre carré dans la superficie des chambres d’hôtels. Les administrateurs de l’Orchestre de Paris me font confiance ; ils sont plus chaotiques mais aussi plus artistiques et vivants. C’est pour cela que j’ai installé mon bureau européen à Paris et non pas à Londres ou Berlin. Cette mentalité me plaît.» Le deuxième concert donné par l’orchestre à Tokyo, cette fois au Suntory Hall, confirme le diagnostic : dans la Karelia suite, op.11 de Sibélius, le moelleux des cordes est d’une volupté quasi insoutenable, et les vents déploient leur chant avec une majesté de cygne. Jean-Frédéric Neuburger livre ensuite un Concerto pour piano n°2 de Liszt parfaitement construit, avant de laisser place, après l’entracte, à Thierry Escaich, soliste de luxe de la Symphonie n°3 "avec orgue’’, op.78 de Saint-Saëns. On se prend alors à rêver que l’acoustique de la Philharmonie de Paris sera fabuleuse, et permettra à nos concitoyens de réaliser qu’ils ont un orchestre capable, les grands soirs, de donner des leçons aux philharmoniques de Berlin ou Vienne.

La clé, une salle dédiée

Dans le train qui conduit l’orchestre à Fukui, avant-dernière date de sa tournée, on fait part de notre optimisme à Bruno Hamard. «Une bonne acoustique, des bons concerts, ça ne suffit pas, dit-il. Un projet de l’envergure de la Philharmonie de Paris ne peut exister s’il n’est pas porté par une personnalité politique d’envergure. Je trouve dommage que personne à la mairie de Paris ou au ministère de la Culture n’entretienne de relation suivie avec nous, ou n’ait jamais reçu Paavo Järvi, notre directeur musical, pour lui demander quelles étaient ses attentes quant à cette salle, dont la construction coûte plusieurs centaines de millions d’euros. L’Orchestre de Paris ne pourra pas rayonner si on ne lui en donne pas les moyens : il y a deux ans, notre conseil d’administration avait décidé de rester à Pleyel et de jouer à la Philharmonie de Paris comme tous les autres orchestres invités.» A l’heure actuelle, l’Etat et la ville envisagent de créer un établissement public qui regroupe trois structures : la Cité de la musique, la Philharmonie de Paris et l’Orchestre de Paris. Cet établissement pourrait être placé sous la direction de l’Orchestre de Paris. Ce qui paraît inévitable car, comme nous le rappelions dans ces colonnes il y a un an, les grands orchestres sont tous rattachés à une salle de concert. Qui a déjà entendu le Philharmonique de Vienne, le Concertgebouw d’Amsterdam, le Boston Symphony Orchestra, le Philharmonique de Berlin et le Gewandhaus de Leipzig dans leurs salles respectives peut en témoigner : ces formations ont forgé leur son dans des acoustiques remarquables. «Je pense qu’en plus de la question acoustique, reprend Hamard, une salle comme la Philharmonie de Paris doit vivre autour de sa communauté artistique. Les projets pédagogiques annoncés pour justifier la construction de cette salle ne peuvent être menés qu’avec des musiciens qui sont là en permanence, pas avec des musiciens depassage.»
En attendant la trêve de Noël, l’orchestre va donner, le 17 décembre à 20 heures, son rituel concert gratuit sous la Pyramide du Louvre. Pierre Boulez ayant dû renoncer à le diriger comme de tradition, il sera remplacé par Alain Altinoglu. «C’est un moment unique dans notre saison, confie une violoniste. Certains viennent au concert pour la première fois et bien qu’ils soient assis par terre, on sent qu’ils nous écoutent avec une curiosité et une attention immenses. Rien que pour eux, il faut croire en notre avenir.»
http://next.liberation.fr/musique/2013/12/13/l-orchestre-de-paris-illustre-meconnu_966359

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