Tchaïkovski, Symphonies 2 et 4 à Zurich : Paavo Järvi entre tradition et singularité

Crescendo Magazine

3 novembre 2021

Christophe Steyne







Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie no 2 en ut mineur Op. 17 ; Symphonie no 4 en fa mineur Op. 36. Paavo Järvi, Orchestre de la Tonhalle de Zürich. Octobre 2019, janvier 2020. Livret en allemand anglais et français. TT 75’38. Alpha 735 


Après la Symphonie no 5 saluée dans nos colonnes le 30 janvier dernier, le label Alpha poursuit la diffusion du cycle tchaïkovskien que le nouveau directeur musical de la Tonhalle de Zürich avait annoncé à sa prise de poste. Il manifeste la même sensibilité dans la Quatrième, n’outre pas le théâtre du fatum mais se l’approprie. Pierre Monteux (1875-1964) se méfiait des lectures Sturm und Drang où les chefs exhibent leur propres angoisses quitte à s’improviser artiste maudit : « j’ai appris à jouer la musique de Tchaïkovski comme il l’écrivit, et je vous assure que c’est très très suffisant », selon les mémoires consignées par sa veuve Doris (It’s all in the Music, éd. William Kimber, Londres, 1966, page 162). Fidèlement à cette éthique, on admire comment Paavo Järvi évite maniérisme et facticité, pompiérisme et superficialité, pour prôner la simplicité. Ce qui n’implique pas que sa lecture se priverait d’idiosyncrasies. Même si l’on perçoit encore que la phalange suisse a été habituée à décaper le texte sous la baguette d’un David Zinman, les sessions de 2019-2020 contrebalancent cette influence par une propension « vieille école » qui n’oublie pas l’expressivité. Notamment des cordes moelleuses et amoureusement façonnées. Et des tempi qui permettent la ductilité du matériau. 


Le trait le plus atypique s’entend d’emblée : le chef estonien scande la fanfare fatidique avec une solennité proprement inouïe. De mémoire, avait-on jamais entendu marteler cet exorde avec une telle lenteur monumentale ? Le métronome indique ici la noire à 50. Pour vérifier que notre impression ne trompe pas, nous avons comparé à quelques chefs guère réputés pour leur frénésie dans cet opus : la moyenne se situe entre 57-59 pour John Barbirolli / Hallé (Nixa, mai 1957), Constantin Silvestri et Rafael Kubelik avec la Philharmonie viennoise (HMV, février 1957 ; janvier 1960) et Mikhail Pletnev (DG, avril 1995). Même Sergiu Celibidache à Munich, au sein d’une approche globalement cathédralesque, s’en tient à ce tempo qui est aussi celui du référentiel Mravinski (DG, septembre 1960) ! Karajan à Berlin (Columbia, mars 1960) ou Bernard Haitink à Amsterdam (Philips, décembre 1978) sont un peu plus rapides (noire à 61-62) que cette norme. Arthur Rodzinski et Thomas Beecham chacun avec le Royal Philharmonic (Westminster, septembre 1956 ; HMV, avril 1958) s’avivent aux alentours de 66-67. Parmi les plus vifs, on note Zubin Mehta à Los Angeles (Decca, avril 1976) et Riccardo Muti avec un fringant Philharmonia (Emi, janvier 1979) qui excitent le métronome au-delà de 70 à la noire. Cela dit non pour distribuer des médailles mais pour situer en rapport avec quelques anciens jalons, révélant que les plus prestes de notre panel bouclent cet andante sostenuto trente secondes avant la phalange helvète qui le conclut à 1’35. Au-delà des performances chronométriques, cette retenue de la section liminaire n’est rien moins que signifiante, puisqu’elle semble endeuiller le consécutif Moderato anima sous la coupe d’un destin qui ne frappe pas mais imprègne toute la substance du premier mouvement. Ainsi freinée, la déclivité de la phrase vers le grave s’avère particulièrement poignante, voire teintée de morbidité. Anéantissant dans l’œuf les « rêves de bonheur », prostrés par ce présage d’autant perfide et puissant qu’il est insidieux. Chaque fois que resurgit cette fanfare, elle ne fait pas l’effet d’un coup du sort, mais semblait tapie sous la surface des événements erratiques : ainsi les trompettes qui sans tonitruance ni hiatus lancent le Développement (9’13), ou l’ultime sursaut du thème en fa mineur (18’01) précédé par un ralenti absolument magistral où le chef semble préfigurer le sinistre choral de la Pathétique. Le seul regret dans cette Coda concerne la pédale des contrebasses sur ré bémol (16’35) qu’on entend si peu que l’attention se relâche. Dommage pour une lecture où l’émotion et le pathos sont fluidifiés par le maestro.


Même subtilité pour l’Andantino. Le hautboïste nous cisèle une chanson plus semplice que grazioso, laissant craindre qu’une certaine froideur va endurcir les souvenirs du « bon vieux temps » que le compositeur a distillés. Certes ensuite la diction évite l'effusion, le chef s’en tient à une approche minutieuse qui évite de surligner les accents sirupeux. Toutefois le changement d'allure et de caractère pour le second thème (3’59) est nettement délimité, et le mouvement progresse vers une délicate atmosphère. On observera, ce n’est pas commun ni indiqué sur la partition, un éloquent silence greffé entre la cantilène des violoncelles et le retour de la canzona au basson (8’41). L’évocation du tintement de cloche simulé au cor (9’26) laisse le paysage s'éteindre dans un crépuscule qui confirme la finesse évocatoire de cette interprétation.


Le Scherzo suscite un avis plus mitigé : le pizzicato flatte toute l’agilité, la souplesse, la capacité de couleur de l’orchestre zurichois, hélas la captation estompe l’impact physique de cet essaim de cordes pincées. Les épisodes aux bois et aux cuivres, traduisant rengaines persifleuses et saccades militaires, n’apparaissent pas non plus des plus saillants et escamotent le relief de cette tranche de vie. Faute aux micros, on doit le signaler. La dynamique intrinsèque du Finale permet de restaurer une perspective convaincante. On y retrouve les qualités que prouvait Paavo Järvi dans le premier mouvement : loin de l’extraversion, il privilégie sincérité et justesse pour un résultat non moins poignant dans le chapelet de variations autour du chant populaire Dans un champ était un bouleau solitaire. Quand surgit le sceau fatidique (5’37), c’est encore sur ce mode réfréné et colossal, véritable statue du commandeur aux sentences inexorables.


Hors intégrale, la Symphonie no 2 reste moins enregistrée que les trois dernières, mais davantage que la Troisième. Depuis le microsillon, elle bénéficia même de nombreux témoignages isolés : Arthur Winograd (MGM, 1956), Thomas Beecham (Philips, décembre 1953), le jeune Georg Solti à Paris (Decca, mai 1956), Carlo Maria Giulini (Columbia, septembre 1956), André Previn à Londres (RCA, août 1965), Lorin Maazel à Pittsburgh (Telarc, mars 1986), preuves que cette « Petite Russienne » a toujours su toucher son audience. L’œuvre accosta tardivement le répertoire de la Tonhalle, mais y fut programmée une dizaine de fois depuis 1949. On peut saluer la direction de son patron qui là encore canalise le propos avec conviction et suggestivité, particulièrement habile à empresser l’introduction vers l’allegro vivo (3’11). On aura noté comment il arpège l’accord initial pour en soustraire toute la pulpe, et comment les archets suisses soignent un jeu malléable, presque ouaté, quitte à ce qu’on préférât des accents plus marqués durant le Développement (5’08). On se demande parfois si la mode HIP n’a pas fait disparaître de la culture des orchestres d’aujourd’hui la capacité à cabrer un trait ou arracher un vrai sforzando. Même si le second sujet pourtant noté espressivo (3'51) devient un peu anodin tel que le jouent les bois, on apprécie la cohésion de la conduite thématique. Par exemple, dans le fugato (5’30), le trombone bien accepté dans la section en la bémol (6’00). Ou encore la dramatisation du sujet principal (6’27) pour son retour moto meno mosso que le chef souligne avec grandeur. 


Nos hôtes se permettent une certaine tendresse qui ne messied pas à la déambulation de l’Andantino marziale : ainsi allégée la démarche achemine vers la seconde partie en si bémol sur la mélodie File, file mon Rouet (1’52). La quatrième variation s’en montre très réussie : astucieusement les cors et trompette instillent l'allusion au thème principal, et les cordes graves respectent le crescendo dans le regain en triolet (3’20). Une certaine coquetterie s’invite même dans la coda finement caractérisée (bassons à 5’44). Le Scherzo inspire ensuite la même déception que celui de la Quatrième : malgré un rebond élastique et un tempo intrépide, l'effervescence reste trop feutrée en raison de la prise de son.


Sous une baguette toujours aussi expressive, le Finale livre un Moderato assai inhabituellement onctueux : Paavo Järvi arbore l'air ukrainien « Zhuravel » comme un hymne. On penserait à la Grande Porte de Kiev ! Ce qu’autorisent des cuivres savoureux et un tempo bridé : noire à 45, alors qu’Igor Markevitch (Philips, mars 1965, un repère notoire) l’active à 70. Paavo Järvi accélère ensuite pour les variations échevelées du premier motif, ce qui permet d'atteindre le second sujet à 3’12 et de rejoindre son confrère russe pour l'attaque du Développement en ré bémol (4’45). C’est un tam tam sépulcral (8’37) qui conclut la réexposition. Un fougueux strigendo précipite la Coda (8’44) vers une triomphale péroraison, matraquée par une équipe de percussionnistes (Andreas Berger, Klaus Schwärzler, Janic Sarott) réglée au quart de tour, comme dans la conclusion de l’opus 36.


Même pour cette Symphonie no 2, la concurrence est rude. Sauf à dire que tout se vaudrait, notre évaluation en tient compte. La discographie reste sous l’emprise de Thor Johnson à Cincinnati (Remington, 1953) et Antal Dorati (Mercury, juillet 1965) qui assuraient une tension sans relâche. Pour la Quatrième, plus on confronte Mravinski aux innombrables lectures qui l’ont suivie, plus on doute qu’on ait jamais fait mieux dans le contrôle de tous les paramètres. Hormis George Szell (Decca, septembre 1962), peu d’alternatives dominèrent à ce point le sujet. Pour le grand spectacle, on ne dédaignera pas Riccardo Muti à Londres (Emi, 1979) et Solti à Chicago (Decca, mai 1984). Desservi par une prise de son plate, pâteuse et fade, peu valorisé par des options interprétatives qui favorisent la substance et l’intelligence (c’est tellement plus facile d’impressionner en surface), l’impétrant saura-t-il gagner sa place dans un créneau saturé ? Réalisé lors de la même saison, ce second volume capitalise l’esthétique du premier : la chaleur s’impose à l’éclat, la structure et l’agogique semblent dictées par la tectonique émotionnelle des œuvres. L’orchestre de Zürich et son onzième chef ont des choses à nous dire dans ce corpus, ils « sentent » le texte avec une perspicacité qui ne saurait mentir. À terme, leur projet devrait se démarquer de la tradition slave revisitée à Londres par Vladmir Jurowski. On espère donc que ce CD saura conquérir le public par un style maîtrisé et des réponses intelligentes, autour d’œuvres qu’on prend ici grand intérêt à redécouvrir sous un jour révélateur voire, comme on l’a expliqué, parfois franchement singulier.


Son : 7 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9



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