Thierry Escaich, Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris à la Philharmonie – Première audition de l'orgue Rieger – Compte-rendu


concertclassic.com
Michel Roubinet
28/10/2015
La France était l'un des principaux pays d'Europe à ne pas disposer d'orgues dans ses salles de concert – on ne comptait guère à ce jour qu'un seul survivant : l'orgue Cavaillé-Coll (1878) du Trocadéro, réinstallé (modifié) par Victor Gonzales au Palais de Chaillot en 1939, puis transféré en 1977 par Georges Danion à l'Auditorium Maurice Ravel de Lyon (1) – et optimalement restauré en 2013 par Michel Gaillard (Manufacture Aubertin). La donne change, du moins à Paris, puisque qu'au même moment y ont vu le jour deux salles finalement dotées d'un grand orgue : un Rieger à la Philharmonie, un Grenzing à Radio France. Outre un calendrier étonnamment parallèle et une esthétique et une vocation comparables, deux points communs : « l'inachèvement » au moment de la première audition, mais aussi l'absence d'instrument dans les projets initiaux. On doit à la mobilisation des organistes français – en tête desquels Olivier Latry – et de leurs nombreux soutiens d'avoir su remuer ciel et terre pour que l'on ne passe pas à côté de l'occasion de doter ces deux salles, si différentes, d'orgues dignes de la capitale. Éternelle reconnaissance, ainsi que les salles elles-mêmes le réaliseront très vite devant le succès public d'une telle entreprise.


© William Beaucardet

Ce mercredi 28 octobre, Salle de Conférence de la Philharmonie 1, se tenait à 19 heures une rencontre Autour de l'orgue de la Grande Salle : animée par Benjamin François (France Musique), elle réunissait Thierry Escaich (membre avec Olivier Latry et Philippe Lefebvre du trio d'« experts musiciens » chargé d'orienter l'esthétique et de déterminer les caractéristiques techniques de l'orgue Rieger) et Michel Garnier, responsable au nom de la firme autrichienne (pour laquelle il signe son troisième grand orgue en salle après le Musikverein de Vienne en 2011 et le Centre Culturel de Shenzhen en 2007), de l'harmonisation des 88 jeux réels (96 en comptant emprunts et extensions), soit plus de 6000 tuyaux. Et c'est précisément sur le plan de l'harmonisation que le Rieger est présentement « inachevé ». Préparée en atelier mais nécessairement terminée sur place, dans les véritables conditions acoustiques du lieu, l'harmonisation consiste à travailler la manière dont chaque tuyau devra sonner, tant en regard des autres tuyaux d'un même jeu qu'au niveau de l'ensemble des jeux et plans sonores entre eux : en l'occurrence six mois de travail intense pour Michel Garnier et deux collaborateurs, œuvre de haute précision ne pouvant se faire que dans le plus parfait silence, donc de nuit, quand la Philharmonie est au repos – de 23 heures à 8 heures, « avec une petite pause sur la pointe de 4 heures du matin »… Pour la première audition de l'instrument, lors du concert ayant fait suite à la conférence, les deux tiers des jeux étaient utilisables. Le dernier tiers le sera pour l'inauguration proprement, le 6 février 2016.

Cette conférence fut l'occasion d'entendre la confirmation du refus initial, par l'architecte, d'un orgue dans la Grande Salle, puis, une fois la bataille engagée et gagnée, l'obligation de le rendre quasiment invisible – et donc celle, pour Rieger, de trouver une solution musicalement appropriée. Quand l'orgue ne joue pas, difficile d'en imaginer les dimensions ou même de croire à sa réalité. Seuls 34 tuyaux sont visibles, dont les 12 plus grands parlent, distants les uns des autres pour une « façade » certes savamment équilibrée mais un rien chétive et nullement révélatrice. Pour ainsi dire la négation de l'orgue, du moins celle de sa présence. Tout l'instrument est dissimulé derrière d'immenses jalousies aux teintes de la salle et donc presque invisibles. Si trois des quatre claviers sont nommément expressifs (Positif, Récit, Solo), c'est en fait l'ensemble de l'instrument qui se trouve dissimulé et dès lors intégralement expressif, mais sans entraves compte tenu de la largeur des jalousies du « buffet », d'une formidable ampleur. Les exigences de l'architecte ont en définitive contraint les facteurs à trouver une solution qui, en termes de nuances dynamiques et de projection sonore, est apparue, à première audition, d'une remarquable efficacité. L'orgue dispose de deux consoles : l'une mécanique (avec assistance électrique pour les accouplements de claviers), elle-même invisible quand elle n'est pas utilisée ; l'autre, blanche, aux lignes futuristes et d'une parfaite ergonomie, électronique et mobile sur le plateau de l'orchestre. C'est naturellement celle-ci qui fut utilisée pour cette première audition. Émotion et tension étaient palpables, et le souffle suspendu, avant l'entrée en scène de Thierry Escaich. On a si peu l'habitude, en France, d'entendre un orgue en salle (l'acoustique du Studio 104 de Radio France, seule salle parisienne où l'on pouvait naguère entendre le roi des instruments, était, pour l'orgue, d'une redoutable sécheresse et le souvenir en demeure mitigé) que la question pouvait légitimement se poser : sonnera, sonnera pas ? Le concert s'ouvrit sur une vaste improvisation de Thierry Escaich, magistrale et démoniaque démonstration sur le vif des possibilités infinies du Rieger de la Philharmonie, notamment en tant que potentiel accompagnateur de films muets, art dans lequel excelle Thierry Escaich. Celui-ci débuta sur un subtil mélange de jeux de fonds émergeant des profondeurs de l'instrument – d'emblée un poids fut ôté : oui, le Rieger de la Philharmonie pourra être capable de mystère, quand d'autres instruments en salle n'affirment qu'une présence droite et frontale. Ce Rieger a su pleinement profiter et répondre à l'acoustique même de la Grande Salle. Il ne fallut pas longtemps pour juger également de l'extraordinaire puissance de sa palette sonore, même avec avec deux tiers des jeux, l'ouverture fractionnée des jalousies (plan sonore par plan sonore) s'accompagnant non seulement du jaillissement progressif du son mais aussi d'une magique et spectaculaire apparition : celle de la tuyauterie splendidement illuminée de l'intérieur – « Que la lumière soit ! Et la lumière fut. » (lumière : ainsi nomme-t-on l'espace entre la lèvre inférieure et le biseau de chaque tuyau « à bouche », d'une importance capitale dans l'harmonisation d'un instrument). Chacun put dès lors prendre soudainement conscience de la monumentalité de l'instrument. Une explication donnée par Michel Garnier durant la conférence ne pouvait que revenir en mémoire. Les jeux requis pour la seconde partie du programme avaient dicté le choix de ces deux tiers harmonisés, contre toute logique quant à la chronologie habituelle du travail d'harmonisation. Et d'insister sur le fait que la partie d'ores et déjà harmonisée restait naturellement susceptible d'être revue durant les travaux d'achèvement de l'harmonie, le caractère de chaque jeu interférant sur celui de presque tous les autres. Précaution oratoire d'importance si l'on en juge par l'actuelle verdeur des jeux d'anches, indépendamment du fait, bien entendu, que l'orgue est neuf : on sait combien le temps peut bonifier (ou pas) un instrument. Si cette première écoute (également la toute première non plus dans la salle vide, comme pour l'harmonisation, mais avec public : une salle comble pour un test grandeur nature) s'est révélée saisissante et globalement plus que positive, on peut à juste titre espérer que l'image de l'orgue achevé témoignera d'un raffinement plus affirmé, pour une intégration maximale et non forcée des différentes familles de jeux.

Étrange programmation que celle de ce 28 octobre, puisqu'à cette première audition de l'orgue de la Philharmonie, événement attendu depuis si longtemps et digne à lui seul de focaliser toute l'attention, répondit un second événement : l'impressionnante création mondiale du Concerto pour alto du compositeur allemand Jörg Widmann. Soit deux épicentres pour une même soirée, quand chacun aurait mérité de l'être à part entière (2). Commande conjointe de l'Orchestre de Paris, de l'Orchestre de la Radio Suédoise et de l'Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise, l'ouvrage, d'une extrême densité et généreusement déployé (20'), a tout pour séduire et surprendre au fur et à mesure de ses multiples facettes divergentes. Après une introduction au temps suspendu dans laquelle le soliste – Antoine Tamestit, extraordinairement habité et auquel le Concerto est dédié – se fait de prime abord exclusivement percussionniste, sur la caisse de son instrument, avant d'entamer un dialogue progressif avec les pupitres de percussions, presque un orchestre dans l'orchestre, l'œuvre bascule « dans une sphère mystérieuse et changeante, exclusivement peuplée de pizzicati d'alto dans toutes les variantes possibles et impossibles » (Widmann).



Paavo Järvi et l'Orchestre de Paris © Frédéric Desaphi / Orchestre de Paris

Force était de se demander comment, sur une telle durée, les cordes (et les doigts du soliste) pouvaient raisonnablement résister à une véhémence allant jusqu'à une singulière « violence ». La réponse se fit cinglante – rupture de corde(s), au moment où Antoine Tamestit allait relâcher la pression et saisir son archet… Brève suspension, potentiellement dommageable à la perception de l'œuvre dans sa continuité mais instantanément surmontée grâce la concentration et à la présence prodigieuses d'Antoine Tamestit. Au soliste se déplaçant au gré des sections de l'œuvre, de pupitres en pupitres disséminés parmi l'Orchestre, répondit un Paavo Järvi idéal de souple exactitude, cependant que l'Orchestre de Paris était sollicité dans toutes ses composantes, séparément (beaucoup de vents graves, telle la flûte basse à l'intense séduction) ou en de brefs et telluriques sommets d'intensité – seuls moments de (relative) détente pour le soliste. Contrastant avec la « modernité » extravertie du début, une section d'un lyrisme envoûtant restera peut-être le moment le plus intense de cette création. Une seule écoute, c'est peu pour une telle œuvre, et pour toute création : le concert est disponible en ligne (3), l'approfondissement de l'œuvre à portée de clic. La seconde partie de programme – valeur sûre entre toutes – permit d'entendre l'inépuisable Symphonie n°3 « avec orgue » de Camille Saint-Saëns, chef-d'œuvre s'il en est, cela va sans dire. Une fois encore, et sans bouder le moins du monde son plaisir, on peut se demander si cette œuvre – où le Concerto de Poulenc, autre absolu chef-d'œuvre, mais sempiternellement l'un ou l'autre – devait une fois encore s'imposer. (Ce sera également le cas, avec en soliste Vincent Warnier, à Radio France le 10 décembre…) Dans la mesure où l'on disposait de Thierry Escaich, ne pouvait-on programmer, par exemple, l'un de ses Concertos pour orgue et orchestre ? Quoi de mieux pour un grand orgue contemporain dans une salle contemporaine ? Crainte que le public ne suive pas ? De fait, l'accueil plus que triomphal et en tous points légitime réservé à Saint-Saëns redit, mais sans surprise, combien ce choix de programmation assurément sans risque répond aussi, pour de bonnes et justes raisons, aux attentes du public. Paavo Järvi s'y montra exemplaire de clarté, qu'il s'agisse de la structure de l'œuvre ou de ses timbres – une vibration maîtrisée des cordes, dans l'esprit classique qui animait Saint-Saëns, si souvent abordé, en s'en tenant à l'époque de l'œuvre (1886), avec une opulence parfois déjà presque postromantique. Rien de tel ici, et jamais cependant au détriment d'une grandeur enthousiasmante et surtout de l'esprit, d'une vive fidélité à celui du compositeur. Thierry Escaich avait expliqué, durant la conférence, le calibrage d'une minutie complexe de la dynamique de l'orgue en regard de celle de l'orchestre (en ouvrant ou en fermant au tiers, au quart… les boîtes expressives), avec comme emplacement de référence le pupitre du chef d'orchestre – équilibre optimal dont bénéficièrent les auditeurs faisant face à l'orgue. Il en va autrement, par la force des choses, pour qui est placé sur les côtés ; plus on se rapproche latéralement de l'orgue et plus « l'optimal » est (relativement) rompu, au détriment de l'orchestre… À méditer au moment de réserver ses places pour un prochain concert orgue et orchestre à la Philharmonie ! Entre-temps, rendez-vous est donc pris pour l'inauguration du Rieger achevé, le samedi 6 février à 15 heures, avec autant de solistes que de claviers aux consoles de l'orgue : Olivier Latry, Philippe Lefebvre, Bernard Foccroulle et Wayne Marshall (4). Après quoi il devrait y avoir, c'est promis, des récitals d'orgue à la Philharmonie. http://www.concertclassic.com/article/thierry-escaich-paavo-jarvi-et-lorchestre-de-paris-la-philharmonie-premiere-audition-de

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