PAAVO JÄRVI CHOQUE ENCORE AVEC CHOSTAKOVITCH

resmusica.com
Jean-Christophe Le Toquin
15/05/2015


Soixante ans après leur composition, les cantates officielles de Chostakovitch à la gloire de l’Union Soviétique continuent de fasciner, d’interroger et de crisper. Paavo Järvi en réalise un enregistrement marquant, qui comptera dans sa discographie personnelle.


Cet enregistrement de Paavo Järvi réunissant la superbe  Exécution de Stépane Razine (1964) et les ultra-conventionnelles et pro-staliniennes Chant des Forêts (1949) et Le soleil brille sur notre patrie (1952) est à la fois un témoignage de l’intérêt que suscite le cas Chostakovitch comme archétype de l’artiste en proie aux diktats du politique, et un élément déclencheur d’agitation : à l’époque de l’enregistrement en Estonie Paavo Järvi s’est senti suffisamment menacé pour prendre un garde du corps!

Dans un pays fraîchement affranchi du joug de l’URSS, encore travaillé par des dissensions internes avec une population russophone installée depuis l’époque soviétique et mal voire pas assimilée, il n’est pas anodin de chanter des œuvres composées à la gloire de Staline, d’autant que Järvi avait cru bon de restituer les paroles originales du Soleil brille sur notre patrie qui vantait les mérites du petit père du peuple, avec un chœur issu de la partie russophone du pays.

Rappelons le contexte : en 2007, cinq ans avant l’enregistrement en concert reproduit ici, des tensions avec les russophones avaient abouti à la première cyberattaque lancée avec succès contre tout un pays. Si le Kremlin n’en avait pas été l’instigateur, du moins officiellement, il n’y avait pas eu de doute que l’Estonie avait été mise hors circuit par des attaquants d’origine russes. En 2015, trois ans après cet enregistrement, la Russie est en pleine inflammation patriotique, Staline revient à l’honneur, et on craint en Europe pour l’intégrité des pays baltes  - dont l’Estonie.

Sur le plan interprétatif, Järvi réalise ce qui se fait de mieux parmi les versions modernes, avec un bon équilibre entre l’engagement, l’authenticité et de lyrisme. Dans l’absolu, on préférera l’incantation brûlante et l’impact physique immédiat de la version par Kondrachine de l’Exécution de Stépane Razine (Melodya), qui en fait la digne petite soeur de Babi Yar, et la profession de foi de la version Mravinski pour le Chant des forêts (Melodya).

Mais ce qui distingue cet album de tous les enregistrements occidentaux, c’est qu’il dépasse le cadre purement musical et s’inscrit dans un contexte de temps et d’espace très particulier, celui d’un pays ex-soviétique qui pour bien le connaître se sent sous la menace de son grand voisin, lequel se prend d’une nostalgie grandissante pour le temps du Chant des forêts.

On n’imagine pas que Paavo Järvi se lance à nouveau à faire jouer ces cantates en concert à Tallinn avant quelques années. Le sens de l’humour au second voire au troisième degré a ses limites… Que penserait Dimitri Chostakovitch de voir ainsi sa musique et ses interprètes encore les jouets de la politique, quarante ans après sa mort?

Sur un plan éditorial, on regrette que le livret ne reproduise pas les paroles des cantates, ne serait-ce qu’en anglais. En revanche on s’amusera de la longueur délirante de la référence du disque Erato qui ne comporte pas moins de 13 chiffres. De quoi publier près de 10 milliards de disques sous étiquette Erato et les autres labels de la Warner Music Group Company. Quelle ambition !


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