CONCERT REVIEW: CSO in Paris
April 10, 2008
Sur le fil du rasoir
Paris Salle Pleyel
Wolfgang Amadeus Mozart : Ouverture des «Noces de Figaro», K. 492
Serge Rachmaninov : Concerto pour piano n° 3, opus 30
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 10, opus 93
Nikolaï Lugansky (piano)Orchestre Symphonique de Cincinnati, Paavo Järvi (direction)
Après les orchestres de Boston, Chicago et Los Angeles, la salle Pleyel poursuit son exaltante saison américaine en recevant l’Orchestre Symphonique de Cincinnati. Indiquant réunir « quelques-uns des meilleurs musiciens au monde », cette formation de l’Ohio, fondée en 1895 mais dont la première apparition parisienne n’eut lieu qu’en novembre 1994 au théâtre du Châtelet, ne pouvait que susciter la curiosité d’un public venu très nombreux assister à ce qui constitue l’étape centrale d’une tournée européenne de douze concerts.Le doute n’est pas permis, la prestation de l’orchestre, qui fut dirigé par des chefs aussi prestigieux que Stokowski ou Reiner, tient de la démonstration : un programme généreux respectant le modèle classique « ouverture – concerto – symphonie », deux bis suivant une œuvre gigantesque, des musiciens en sueur ayant visiblement donné le meilleur d’eux-mêmes... Paavo Järvi, directeur musical depuis 2001, l’admet lui-même, expliquant le choix du programme de cette tournée par le souci de « montrer ce dont l’orchestre est capable ».Présenté comme la phalange de la ville « la plus allemande des États-Unis », l’orchestre se produit néanmoins dans un répertoire essentiellement russe. Aussi l’ouverture des Noces de Figaro n’apparaît-elle que comme un exercice de chauffe, à la limite du démonstratif, d’où émergent avec brio des cordes très homogènes.Plutôt que l’annonce ostentatoire faite dans la salle, au début puis à la fin de la première partie du concert, d’une séance de dédicace du pianiste adulé des Parisiens, on retiendra de Nikolaï Lugansky les moyens phénoménaux au service d’une interprétation féline – sans ostentation cette fois – du redoutable Troisième concerto de Rachmaninov : d’une grande précision, les coups de patte du soliste ressemblent à des frappes chirurgicales sur un clavier qui s’embrase, malgré une acoustique peu flatteuse pour le soliste, dont le toucher n’a certes pas l’épaisseur d’un Horowitz. Lugansky, visiblement touché par l’accueil enthousiaste du public, offre en bis le familier prélude en sol dièse mineur de Rachmaninov (opus 32 n° 12), dans une interprétation au toucher cristallin et à la dynamique fluide… expliquant peut-être qu’une spectatrice ait cru y reconnaître une pièce de Satie.Au-delà de la performance technique de l’orchestre et de l’excellence du rendu instrumental, les choix interprétatifs retiennent d’autant plus l’attention que Paavo Järvi, déjà familier de la capitale, prendra les rênes de l’Orchestre de Paris dans deux ans. Dans Rachmaninov comme dans Chostakovitch, on admire ainsi la clarté et le tranchant de la direction d’un chef au charisme sobre, que les musiciens américains tiendront, à la fin du concert, à faire acclamer par un public attentif (… malgré quelques toux mal placées).De la Dixième symphonie de Chostakovitch, Paavo Järvi a de toute évidence mûri une conception radicale, exigeante et sans concession, servie par un orchestre exemplaire. Le climat de désolation du premier mouvement, qui évoque immanquablement l’univers sibélien, prend d’autant plus à la gorge que les moments d’accalmie, admirablement rendus par des cordes très en place, contrastent bien avec les stridences hallucinées et les cris déchirants (cuivres et vents). Conduit dans un tempo d’enfer suivi à la perfection par des instrumentistes jouant « sur le fil du rasoir », le célèbre deuxième mouvement – plus presto qu’allegro – se révèle terrifiant de précision millimétrée et de violence maîtrisée. De même, l’architecture de l’allegretto permet d’admirer la cohérence de l’ensemble comme la personnalité des pupitres (le mordant des cordes ou la virtuosité des cuivres). Pris à la limite de l’immobilité, l’andante glacial qui ouvre le dernier mouvement produit un sentiment de malaise et d’anéantissement, accentuant ainsi l’opposition avec un allegro final bien réglé.Au total, on sort de Pleyel ébloui par un orchestre virtuose et généreux, qui offre en bis non seulement une Valse triste de Sibelius osant (et réussissant) des contrastes sidérants dans les tempos et les nuances, mais encore une Sixième Danse hongroise de Brahms sans mièvrerie ni fioritures.
Gilles d’Heyres
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