Liberation.fr
Eric Loret
16/01/2015 A la Philharmonie, en janvier 2015. (Photos Julien Mignot)
La nouvelle
salle symphonique du XIXe arrondissement de Paris, jusqu’alors connue
pour ses dépassements de budget faramineux, a enfin été inaugurée
mercredi.
Paris,
te voilà doté d’une Philharmonie. La capitale n’a plus rien à envier à
Berlin et à son énorme et célèbre ensemble qui jouxte le Tiergarten.
Mercredi soir a été inauguré en grande pompe le bâtiment de la
Philharmonie de Paris, projet lancé en 2006 sous l’impulsion de l’Etat
et de la Ville de Paris, après des décennies de forcing de Pierre
Boulez. Et c’est Laurent Bayle, homme du sérail musical et proche du
compositeur, qui a assuré la tenue du projet sur presque une décennie.
Le lieu flambant neuf accueille deux résidents, l’Orchestre de Paris et
l’Ensemble intercontemporain, ainsi que trois formations associées :
l’Orchestre de chambre de Paris, l’Orchestre national d’Ile-de-France et
les Arts florissants. Bizet n’est peut-être pas au programme, mais il
n’empêche : cette toute nouvelle institution a été une formidable
arlésienne. Avec un chœur politique de première bourre (et fraîcheur) :
Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Renaud Donnedieu de Vabres,
Bertrand Delanoë, Nicolas Sarkozy, François Hollande… Il était temps que
cela s’arrête.
«Aberrations décisionnelles»
Beaucoup de critiques ont été formulées sur les travaux,
leurs retards. Le coût total du bâtiment s’élève à 386 millions d’euros,
la somme originelle étant de 200 millions, selon l’institution. Les
caprices de l’architecte Jean Nouvel ont été évoqués pour expliquer ce
dépassement hors normes, de même que le cours de l’aluminium (qui couvre
la façade), monté en flèche depuis le milieu des années 2000, la
technocratie qui a enrouillé l’affaire, la mauvaise gestion politique…
Mais une question métaphysique a également fait polémique : pourquoi une
Philharmonie plutôt que rien ? Elle devait être un temple de la
symphonie et remplacer Pleyel (désormais dévolue aux musiques
actuelles), permettre d’accueillir les Troyens de Berlioz. Au
lieu de cela, sa programmation semble redoubler celle de l’ex-Cité de la
musique, rebaptisée Philharmonie 2, en se recentrant sur une politique
culturelle populiste du «il faut donner aux gens ce qu’ils veulent
entendre» plutôt que «ce qu’ils pourraient découvrir».
Par
ailleurs, beaucoup doutent que le public huppé de l’ouest parisien qui
fréquentait Pleyel se rende à la Philharmonie tant que les
infrastructures (métro, etc.) seront insuffisantes. Mais, sur le fond
politique, la plus virulente des critiques est venue, en novembre, du
célèbre compositeur Philippe Manoury qui, quoique réaffirmant son
soutien à Laurent Bayle, s’emportait contre les considérations de
rentabilité, écrivant que «si à une vue conformiste (la musique
savante comme patrimoine), la politique culturelle répond par une autre
tout aussi conformiste, malgré les apparences (le hip-hop dans une salle
philharmonique), si donc elle se contente d’organiser le divertissement
du peuple, entretenant, encore et sans fin, les vieux clivages qui
gangrènent notre société, alors, les yeux fermés, elle va droit dans le
mur». Et de soulever entre autres la question de l’éducation artistique et musicale dans les collèges, laissée «sur les bas-côtés». La Philharmonie s’ouvre donc dans un climat de dissonances. Mercredi dans le Monde, Jean Nouvel faisait savoir qu’il n’assisterait pas à l’inauguration, écrivant : «L’architecture
est martyrisée, les détails sabotés, les contribuables auront donc à
payer, une fois encore, pour corriger [des] aberrations décisionnelles.» De la fin des travaux à l’accouchement public, Libération a sillonné les interminables couloirs de l’édifice.
Montgolfière immobilisée
Pour
comprendre à quoi ressemble le bâtiment, à défaut de pouvoir arpenter
le ciel de Paris en hélico, on peut se pencher sur une modélisation ou
une maquette située au fond d’un couloir noir. Difficile de ne pas
constater que la dernière réalisation de Jean Nouvel a quelque chose
d’un soufflet de cheminée, voire d’une pompe à matelas gonflable. De la
structure énorme sort une excroissance triangulaire qui s’immisce entre
la Cité de la musique et le boulevard périphérique. Quant au gros de la
chose, c’est un drôle d’amas qui a été posé là, au cœur du parc de la
Villette. Nouvel, prix Pritzker 2008, retenu en 2007 pour la commande, a
construit un objet assez vivant, qui semble pouvoir s’étendre et se
gonfler comme une montgolfière immobilisée. Mais cet élément organique,
une paroi faussement souple conçue comme un moucharabieh, se retrouve
engoncé dans une structure rigide et anguleuse.
Le
bâtiment de la Philharmonie de Paris, comme l’institution elle-même, a
fait de la conciliation, du mariage entre les genres, son maître mot.
L’époque n’est plus à un courant stylistique dogmatique mais à
l’agglomération des allures. Avec cette Philharmonie, l’architecte
continue d’apposer sa patte sur la ville de Paris, sans grande
concurrence : il est notamment l’auteur de la Fondation Cartier, du
musée du Quai Branly, de l’Institut du monde arabe et même d’un magasin H
& M aux Champs-Elysées. Si l’on ajoute le palais de justice de
Nantes ou l’Opéra de Lyon, s’entérine l’image de Nouvel en grand
constructeur de nos cités.
Hasard du calendrier, sa Philharmonie suit les inaugurations de la Fondation Louis-Vuitton de Frank Gehry dans le XVIe arrondissement parisien ou du Musée des confluences à Lyon.
Les bâtiments sont très différents, mais partagent le même désir de
gigantisme, la même volonté de modifier l’aspect général d’une ville ou
d’un quartier. Paradoxalement, alors que ces inaugurations se succèdent,
le geste semble à contre-courant d’une architecture contemporaine
souvent rétive à toute incursion violente dans un paysage urbain. Nouvel
n’a pas eu peur du monumentalisme, a suivi à la lettre l’ambition du
lieu, voulu en son temps par Pierre Boulez comme «le centre Pompidou de la musique».
Les tuyaux de Beaubourg incarnaient les politiques culturelles
publiques de la France des années 70. Le chaos de fonte de la
Philharmonie, recouvert d’oiseaux de béton ou d’aluminium qui
s’imbriquent, façon Escher, sur sa façade, est le symbole de
l’institution actuelle : gigantesque, lourde, mais qui fait tout pour
trouver un nouvel envol.
Ligeti et Dvorák dans les embouteillages
Attention, la Philharmonie n’est pas un simple bâtiment. Elle est, dixit le dossier de presse, «un bâtiment minéral aux allures de butte, intégré au parc de la Villette».
Mais ce serait minimiser son ambition que de la considérer comme le
nouveau trophée d’un jardin des merveilles architecturales : une zone
conçue par Bernard Tschumi, une Cité de la musique adjacente et un
Conservatoire national conçu par Christian de Portzamparc, et évidemment
la fameuse Grande Halle, témoignage du passé industriel de Paris, ou
encore la Géode, le Zénith… Le bâtiment de Jean Nouvel a beau être là,
au milieu, il fait tout pour s’en distinguer, aller plus haut et jouer à
saute-mouton sur la barrière du périphérique, que politiques et
urbanistes peinent à abattre.
La Philharmonie ne prône pas l’arrivée de bulldozers sur le boulevard, mais invite à le surplomber. «Vous allez voir. D’en haut, c’est un autre Paris»,
entendait-on le jour de notre visite. Sur le toit du bâtiment, auquel
le passant (mélomane ou non) pourra accéder par un sentier de béton, une
vaste terrasse offre une vue sur le parc de la Villette d’un côté, et
de l’autre sur Le Pré-Saint-Gervais, Pantin, Aubervilliers, la Plaine
Saint-Denis… Une fois le belvédère - qui peut accueillir 700 personnes -
atteint, on est face à un paysage de tours de bureaux, d’habitations,
stades de foot ou centres commerciaux. La façade du bâtiment imprime en
immenses lettres lumineuses la programmation du soir, visible depuis
l’entrée principale mais surtout depuis le périph, comme un morceau de
Times Square exilé là. Ligeti et Dvorák n’auront plus de secret pour les
embouteillés.
Partout dans la Philharmonie surgit
l’ambition d’en faire le bâtiment du Grand Paris, la tour sentinelle du
pharaonique projet d’aménagement de l’agglomération. Mais organiser des
concerts de classique - genre au public très marqué CSP + - dans une
zone populaire a quelque chose d’un défi. Laurent Bayle, président de la
Philharmonie, cite l’exemple du Parco Della Musica romain, relativement
excentré. Il refuse de voir le nord-est parisien comme une zone
désertée mais comme «un espace à fort potentiel de développement commercial et immobilier». Et évoque le nombre croissant d’investisseurs, essentiellement des jeunes actifs, dans le secteur. D’ailleurs, si vous-même…
Quand
il parle de la Philharmonie, son président, Laurent Bayle, se place
dans la posture d’un maire de village : Cité et Musée de la musique,
Philharmonie 1 et 2, salle Pleyel. Le regard porté vers le futur et le
geste ample, manquant par deux fois de renverser son verre d’eau, il
explique les bienfaits d’une centralisation sur le modèle d’une culture
pour tous.«Quand on cumule quartier aisé et lieu fermé dans la journée [personne n’a évoqué Pleyel, ndlr], on favorise un usage qui replie la musique classique.»
Selon lui, la moyenne d’âge de ce public a vieilli de douze ans en
quelques décennies, quand celle de l’amateur de théâtre n’a pris que
quatre ans.
Xylophone géant
Comme les musées qui alignent expos, ateliers et librairie, Bayle veut inventer le week-end culturel musical intégral, «où
différentes formes sont proposées à une famille : aller à une expo à la
Cité de la musique, voir un concert en grand orchestre, laisser ses
enfants dans des ateliers… Dans un même lieu, tout devient cohérent». La famille est au cœur de cette offre pléthorique
à la tarification accessible (place à 40 euros maximum pour l’Orchestre
de Paris), qui comprend aussi conférences et expos - la première, très
attendue, sur Bowie ; la deuxième, comme par hasard, sur Boulez. Le site
est jalonné de restaurants et de bars, tel le Balcon, dont la plaquette
nous apprend qu’il a été «imaginé comme un bistrot contemporain informel et décontracté dans un environnement d’esthète».
Bigre. En semaine, l’organisation sera moins dense, accentuée sur la
pédagogie, en relation avec les écoles, où les enfants pourront par
exemple s’initier au xylophone géant d’Ouganda.
Pour
le moment, le pari est atteint, puisque, avant même son inauguration,
plus de 70% des places pour les concerts prévus jusqu’en mars avaient
été achetées. Et plus de 10 000 entrées sont déjà prévendues pour
l’exposition Bowie, qui n’ouvrira que le 3 mars.
A
l’intérieur du bâtiment, Emmanuel Hondré, le directeur de la production,
insiste lui aussi sur le caractère pédago et collectif du projet : «Contrairement
aux autres lieux parisiens, il y a ici beaucoup d’endroits pour
répéter, en petite ou en grande formation. Les musiciens commencent à
monter des projets entre eux. Le lieu devient un campus, c’est très
excitant !» Tout est ici agencé pour le plaisir de l’instrumentiste
ou du mélomane, et tant pis si les fenêtres du personnel donnent sur le
béton de la rampe du parking.
Dans une petite salle, un
accordeur travaille sur quatre Yamaha encore emballés. Donnant sur les
arbres du parc, deux grandes salles de répétition aux murs isolants en
bois gravé servent aussi de studio, l’une est construite aux dimensions
de l’orchestre sur la scène. Plus loin, des couloirs rouges ouvrent sur
une quinzaine d’ateliers individuels et collectifs où, selon une méthode
éprouvée au Venezuela et en Finlande, «quiconque ne pratiquant
aucun instrument pourra venir, apprendre avec l’aide des autres et, en
quelques heures, jouer un morceau». Nous ne savons pas encore dans
quel désarroi auditif se trouveront les profs mais, lecteurs, nous
prévoyons un reportage sur ces ateliers.
Et puis ily a la
salle. A 12 ans, quand Wagner est entré sur la scène du Hoftheater de
Dresde, il en est ressorti en courant avant sa première réplique.
Traumatisé. A une semaine de son inauguration, quand nous avons pénétré
dans la salle de la Philharmonie de Paris, nous sommes restés cois.
Tétanisés. Au plafond, les nuages acoustiques flottent dans la
poussière. A nos pieds, des fauteuils sont posés, sans dossier. En
contrebas, la scène au sol troué est éclairée par les étincelles des
arcs à souder. Dans cinq jours, le son des instruments remplacera celui
des scies sauteuses. Mais, pour l’instant, un quarteron d’ouvriers
s’affaire dans cette bulle torsadée située entre ciel et terre, à une
quinzaine de mètres de hauteur.
D’une capacité de 2
400 places, la salle est oblongue. A l’image de la Philharmonie de
Berlin, elle est enveloppante, esthétisante dans ses formes, séduisante
avec ses couleurs blanc, beige, jaune, et sert d’écrin à l’orchestre
installé en son centre. Les balcons volettent autour d’une fosse
relativement à-pic. Ils ne sont pas accrochés aux murs mais reposent sur
de grandes languettes, ce qui permet au son de circuler autour, pour,
nous dit-on, une qualité optimale quelle que soit la place du
spectateur, près de l’orchestre ou relégué 37 mètres plus loin, au
dernier rang. Si, à l’usage, l’acoustique déçoit, la salle peut évoluer,
explique Bayle : «Les six premiers mois, le résident [ici l’Orchestre de Paris, ndlr] sert
de référent et explique ses sensations. Les renseignements sont croisés
avec les avis d’invités. A la fin de la première saison, on y voit plus
clair sur les modifications éventuelles.»
Boîte à chaussures de 3 650 places
La
salle peut aussi se transformer : une paroi s’escamote et les sièges au
sol s’ensevelissent sous le plancher, le lieu devient alors une «boîte à
chaussures» de 3 650 places. Le tour de passe-passe prend la journée et
est plutôt destiné aux concerts avec scène ou aux musiques amplifiées.
Car, dans cette Philharmonie, on écoutera le pianiste Lang Lang, mais
aussi Oxmo Puccino et son Alice au pays des merveilles.
Mercredi
soir, Jean Nouvel était bien absent et Laurent Bayle, ému, l’a salué à
distance. Il a aussi, entouré d’Anne Hidalgo et de François Hollande,
loué «la permanence de l’engagement des pouvoirs publics». Charlie aussi était là. Dans le discours de la maire de Paris, contre «le
fanatisme qui veut imposer le silence, que ce soit en Irak, au Nigeria
ou dans les locaux de Charlie», «chaque mouvement d’une symphonie
conjure le terrorisme». Dans celui du Président : «On peut assassiner des hommes et des femmes, on ne peut tuer des idées. Charlie vit et vivra.» Si l’histoire peut oublier un slogan du chef de l’Etat («le meilleur de la musique pour le prix d’une salle de cinéma»), elle
se souviendra en revanche que la première standing ovation de cette
Philharmonie fut pour Hollande : 2 400 personnes debout quand le
Président a serré la main du Premier ministre avant le concert, dans une
salle pimpante sentant encore la sciure de bois.
Paavo Järvi, le chef de l’Orchestre de Paris, a démarré la soirée par un rigolo Tuning Up de Varèse, mise en scène acoustique d’un accordage au finale tonitruant, avant de lancer Renaud Capuçon Sur le même accord
de Dutilleux. Le violoniste star, toujours expressif, sautillait et
scandait ses pizzicati comme s’il voulait gratter le manche de son
guarnerius de 1737. Ovation.
La soprano Sabine Devieilhe et le baryton Matthias Goerne ont ensuite fait vibrer le Requiem de Fauré avec chœur et solennité, avant de laisser la place à Hélène Grimaud, de blanc vêtue, pour le Concerto en sol
de Ravel. Evidemment, au début du deuxième mouvement, entre les notes
mélancoliques du piano solo s’est glissée la sonnerie d’un téléphone. La
bonne acoustique amplifie aussi, hélas, les mauvais bruits. Et soudain,
au milieu du troisième mouvement, après deux éclairs frappés sur le
clavier, Grimaud a tourné la tête vers le public. Pour la première fois.
Elle a esquissé un sourire puis s’est lancée dans une nouvelle série
d’axels avant une conclusion aussi abrupte que la battue de Järvi, tout
en cassures, est sèche. Le troisième mouvement a été bissé. Puis
entracte, sur un constat dubitatif : de la puissance, la salle en a sous
le pied, c’est indéniable. Mais elle est aussi légèrement déséquilibrée
dans les aigus. Caisse claire, cymbales et toux sèche frappent quand
les basses sont en retrait. Tout cela n’est pas très grave.
Dans
la seconde partie, l’Orchestre de Paris a remis les choses au point.
Changement de configuration ou premiers émois de l’inauguration passés ?
Tout s’est rééquilibré, les teintes et les timbres ont retrouvé leur
territoire et nous avons pu assister à la création d’un magnifique Concerto pour orchestre
de Thierry Escaich. Dynamique, houleux, éclatant : une œuvre blessée,
meurtrie de coups et d’inquiétantes lacérations. Puis cette première
soirée s’est achevée par la suite n°2 de Daphnis et Chloé, avec
une aurore magnifique et une danse générale choquante de puissance et
de détermination. Musiciens et choristes ont marché de concert sur la
salle, les spectateurs étaient en leur empire. Ça promet.
http://www.liberation.fr/culture/2015/01/16/la-philharmonie-completement-a-l-est_1182250
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